Antigone et la fraternité

Louise Guillanton

La famille – lieu de l’intime et de la fragilité par excellence – est loin d’être toujours le lieu où s’exprime au mieux la fraternité. Les liens de sang qui unissent frères et sœurs ne suffisent pas toujours à instaurer des relations d’affection durables. La rivalité cède en effet souvent le pas subrepticement à la convoitise, à la jalousie et parfois au fratricide. Supposée être au cœur de l’épanouissement de la subjectivité, la famille est également l’environnement où les déchirements et les conflits s’expriment avec toute leur intensité destructrice. Tout laisse entendre qu’il n’y a qu’une porte étroite entre l’amour et la haine. C’est ce qu’illustre le mythe d’Antigone, en relatant l’histoire de la lignée maudite des Labdacides, rois de Thèbes, rongés par la haine. Dans l’œuvre de Sophocle, la fraternité est quasi absente : entre la guerre civile que se livrent les deux frères ennemis Polynice et Etéocle afin d’hériter du trône de leur père Œdipe, les relations conflictuelles qu’entretient Antigone avec sa sœur Ismène suite à leur désaccord. Les honneurs funéraires rendus par Antigone à son frère Polynice, laissé sans sépulture ainsi que l’opposition d’Ismène face à la décision d’Antigone sont les seules manifestations d’un amour fraternel dans ce climat mortifère.

Souvent considérée comme l’incarnation de l’héroïne tragique, le personnage d’Antigone semble être parée de toutes les vertus. Figure de la rébellion face à l’injustice de l’autorité politique, de l’irrévérence face aux puissants ; Antigone est souvent érigée sur un piédestal, considérée comme l’une des plus grandes héroïnes tragiques. Or, son personnage est bien plus ambigu qu’il ne peut le paraître au premier abord. En effet, sa relation à ses frères et sœur oscille entre consécration de l’amour fraternel et abandon de sa sœur, condamnée à survivre seule suite au drame familial. Afin d’essayer de restituer l’importance du mythe d’Antigone dans l’imaginaire occidental et ses diverses implications dans l’appréhension des relations fraternelles, nous nous appuierons sur la tragédie de Sophocle (441 av. J-C) mais également sur quelques réécritures du mythe dont celle de Jean Anouilh (1994) et le Journal d’Antigone de Henry Bauchau (1997).

Etéocle et Polynice ou les deux frères ennemis

Tous deux fils d’Œdipe et de Jocaste, les deux frères jumeaux se livrent- conformément à l’imprécation proférée par leur père- une guerre civile sans merci afin de mettre la main sur son héritage. En effet, suite au décès d’Œdipe, il était convenu que les frères s’alterneraient tous les ans sur le trône de Thèbes, or Etéocle refuse de céder les rênes du pouvoir à son jumeau. Courroucé par cet affront et bien décidé à rétablir la justice, Polynice lève une armée composée d’Argiens afin d’assiéger sa ville natale. Débute alors un combat animé par une rancune sans aucune mesure entre les deux frères ainsi que la guerre civile qui ensanglanta Thèbes. La relation de convoitise et de jalousie qu’entretiennent Polynice et Etéocle est particulièrement éclairante pour comprendre les rivalités entre frères et sœurs. En effet, la psychanalyste Sabine Fos-Falque[1] explique l’ambiguïté de la relation fraternelle, caractérisée concomitamment par la fusion et l’altérité, a fortiori dans le cas des fils d’Œdipe du fait de leur gémellité. Le frère ou la sœur incarne à la fois la figure de l’alter ego mais également le début de l’étranger ou de l’inconnu. La ressemblance qui caractérise souvent les frères et sœurs (du fait d’un air de famille mais surtout du fait d’avoir grandi dans un même environnement) favorise indéniablement le processus d’identification, et donc de comparaison. Toutefois, l’inégale reconnaissance des membres de la fratrie par les pairs et a fortiori par les parents conduit aisément à une situation de rivalité entre frères et sœurs. Aussi, il n’est pas rare que les enfants (et parfois les adultes) se battent pour accaparer l’attention de leurs parents, si ce n’est pour devenir le favori. Or la fraternité au sens de l’amour d’autrui n’a rien d’exclusif. Tout au contraire, plus la fraternité est pratiquée, plus elle en saura renforcée.

La guerre de succession entre les jumeaux s’inscrit dans un conflit entériné dès l’enfance comme le souligne la réécriture d’Henry Bauchau dans son Journal d’Antigone : « le vrai roi, c’est Polynice […] c’est lui le désiré, le vrai fils de notre mère »[2] assène Antigone à sa sœur Ismène. Dans l’Antigone d’Anouilh, Étéocle et Polynice sont dépeints par Créon comme « deux larrons en foire », « deux petits voyous » [3] habités par de violentes pulsions. Il aura fallu leur mort pour les retrouver à nouveau réunis comme l’indique le roi de Thèbes « Alors j’ai fait chercher leurs cadavres au milieu des autres. On les a retrouvés embrassés pour la première fois de leur vie sans doute »[4].

Antigone consécration et reniement de la fraternité : les ambiguïtés d’une héroïne tragique.

L’importance de la relation fraternelle pour Antigone la pousse à la transgression du pouvoir politique, fût-ce au prix de sa vie.

Antigone, fille d’Œdipe, ayant vagabondé sur les sentiers rocailleux aux côtés de son père aveugle alors chassé de Thèbes, quitte Athènes après dix années de pérégrinations afin de rentrer dans sa ville natale. Elle espère pouvoir empêcher la guerre civile à laquelle se livrent ses frères et ainsi de conjurer la malédiction qui plane depuis des temps immémoriaux sur sa famille. Dans la version d’Henry Bauchau, l’héroïne affirme pouvoir renoncer à « tout sauf abandonner Polynice et Etéocle à leur crime »[5]. En dépit de ses efforts, la tentative de pacification s’avère être un échec et ne permet pas de mettre un terme à la fureur meurtrière des jumeaux. De même, le poids du passé de la lignée royale des Labdacides et la transgression des deux tabous fondamentaux fondant la société que sont le meurtre (ou plus précisément le parricide perpétré par Œdipe à l’encontre de Laïos) et l’inceste (l’union d’Œdipe avec sa mère, Jocaste) ont laissé comme des stigmates irréversibles. La violence se perpétue incessamment sans épargner aucun des protagonistes.

N’ayant rien pu faire pour empêcher ce déchainement de violence, Antigone souhaite rendre la dignité bafouée de son frère Polynice, dont le cadavre est condamné à pourrir au soleil et à être dévoré par les charognards. Toutefois le décret édicté par Créon interdit quiconque de recouvrir la dépouille du mort, celui qui bravera cette interdiction sera condamné à mort. Figure de la rébellion face à l’autorité et le pouvoir injuste, Antigone dit reconnaître la primauté des « loi divines : lois non écrites […] mais intangibles »[6] sur les lois édictées par le pouvoir politique dont la légitimité est nulle à ses yeux. Parmi ces lois divines, se trouvent les liens familiaux. À ce titre, rendre les derniers hommages funéraires à son frère relève d’un devoir fraternel, d’une relation qui oblige. Toutefois, sur quel fondement repose ce devoir fraternel, auquel elle ne peut se soustraire ? Il semblerait qu’il repose tout d’abord sur les liens du sang. Elle parle également d’« un amour, une compassion pour mes frères auxquels je dois obéir »[7]. Antigone entretient ainsi une relation très spécifique avec son frère qui n’a nul autre équivalent. Ainsi, elle est prête à défier l’autorité politique de son oncle et ainsi de se sacrifier, plus précisément d’être condamnée à être emmurée vivante au nom d’un devoir fraternel. Que penser de cet acte à la fois sublime par sa radicalité et fou par le sacrifice qu’il implique ? Tout cela pour un défunt. « Si j’étais mère et qu’il s’agit de mes enfants, ou si c’était mon mari qui fut mort, je n’aurais pas violé la loi pour leur rendre des devoirs. Quel raisonnement me suis-je donc tenu ? je me suis dit que, veuve, je me remarierais et que si, je perdais mon fils, mon second époux me rendrait mère à nouveau, mais un frère maintenant que mes parents ne sont plus sur la terre, je n’ai plus d’espoir qu’il m’en laisse un autre.»[8] dit-elle à Créon pour justifier son irrévérence. Catherine Chalier[9] avance une explication très intéressante pour expliquer la singularité de la relation qu’Antigone entretient avec son frère. La fraternité serait selon elle une relation qui oblige par-dessus toute autre considération et autres liens familiaux (ici conjugal et maternel) car il s’agit de l’unique lien dont elle est sûre. En effet, sa filiation se caractérise par la confusion la plus totale : son père étant également son frère, sa mère est à la fois sa grand-mère. Cette confusion quant à ses origines familiales génère une angoisse indicible qui jette un trouble sur son identité. Il s’agit de ne pas avilir à son tour le lien fraternel, si fréquemment abimé dans sa famille. Comme l’écrit Catherine Chalier, il s’agirait de « faire exister un minimum de distinction dans cette famille maudite ».

Antigone, du rudoiement à l’abandon d’Ismène.

À maintes reprises dépeinte comme une héroïne immaculée de toute faute, érigée en modèle de la lutte contre l’injustice du pouvoir politique ; on omet trop souvent qu’Antigone comme toute grande héroïne a ses contradictions. En effet, loin d’être aussi prévenante et aussi attentive à l’encontre de sa sœur qu’elle ne l’était envers ses frères, elle brutalise Ismène dès lors que celle-ci ne fait pas sienne sa décision. Elle annihile dès lors toute possibilité de laisser advenir l’altérité. Ainsi, celle-ci ne se passe pas de mots durs contre sa sœur qui refuse d’aller enterrer son frère à ses côtés et de risquer sa vie « je n’ai point d’amour pour qui ne m’aime qu’en paroles »[10]. Antigone refuse ainsi qu’Ismène exprime sa différence, or la fraternité (dans son acception large) suppose le respect de l’altérité. Lorsque cette dernière se résout à l’accompagner, elle l’éconduit brutalement « Non je ne partagerai pas la mort avec toi. Ne t’approprie pas un ouvrage auquel tu n’as pas travaillé. » À l’inverse dans la pièce de Sophocle, Ismène refuse la décision de sa sœur, par peur de la perdre. Cette dernière affirme en effet à propos de sœur face à Créon « Privée d’elle, quelle existence vide je vais traîner ? »[11]. Elle ne saurait vivre sans sa sœur, sa mort la condamnerait à la plus grande solitude. Ainsi quand bien même Ismène apparaît douce et aimante, Antigone s’avère être incompréhensive et extrêmement véhémente.

L’antagonisme entre les deux sœurs est parfaitement mis en exergue dans la pièce de Jean Anouilh, que ce soit dans leur apparence ou dans leur attitude respective. Tout d’abord, physiquement elles s’opposent en tous points : alors qu’Ismène incarne la femme sensuelle, coquette, riant aux éclats et peut-être légère ; Antigone est représentée presque comme une enfant encore choyée par sa nourrice. Elle est « la petite maigre assise là-bas » qui a un « sourire triste »[12]. De même sur le point du caractère, alors que la sœur aînée semble modérée fût-ce-t-elle un peu lâche, Antigone pousse un cri face à l’injustice et fait preuve d’irrationalité, de démesure, de fougue. « Tu as choisi la vie et moi la mort»[13] argue Antigone à Ismène.

La rivalité entre les deux sœurs apparaît à son paroxysme dans la version d’Henry Bauchau. Recueillant sa sœur aux portes de Thèbes, Ismène assène à sa sœur « naturellement que je te déteste, je te déteste presqu’autant que je t’aime »[14] puis la questionne « pourquoi as-tu confisqué notre père » ? Ainsi, l’amour et les blessures qui en résultent tendent à renforcer la rancune qu’Ismène ressent à l’encontre de sa sœur. Etant partie seule de Thèbes avec son père Œdipe, Antigone est partie en abandonnant sa sœur, seule, la condamnant ainsi à la déréliction.

À travers la version de Sophocle et ses diverses réécritures, Antigone bien qu’attendrissante à certains égards reste extrêmement dure avec sa sœur, et préfère rendre les hommages à son frère décédé fut-ce au prix de laisser sa sœur vivante esseulée, seule avec son désespoir. Antigone par la radicalité de ses positions menace la seule personne qui l’aime encore, et s’engouffre ainsi dans l’engrenage tragique, en entrainant toute sa famille avec elle. Le dénouement de la tragédie avec le suicide de son fiancé à ses pieds, la pendaison de Jocaste et son propre trépas perpétue la damnation de la famille et consacre par-là la primauté de la mort sur la vie.

Ismène, un personnage souvent oublié : incarnation de l’amour fraternel ?

Ainsi, Ismène apparaît comme la véritable figure de l’amour fraternel. Elle ose manifester son désaccord face à la démesure et à la fougue de sa sœur, qui se condamne à mort. Refusant la malédiction qui pèse sur sa famille, elle préfère vivre. Est-t-elle réellement lâche pour avoir refusé de se sacrifier ? Tout au contraire, elle apparaît non seulement comme la figure fraternelle, qui essaie de dissuader sa sœur de la tentation de la mort et manifeste son désarroi quant à la perspective de perdre Antigone. Condamnée à vivre seule, seule survivante de ce drame avec Créon, en voulant aimer sa sœur jusqu’au bout mais dans la vie, elle a tout perdu. Ce geste de refus face à sa sœur peut s’inscrire dans le cadre de la correction fraternelle. En effet, le fait de dire non à une personne que l’on aime dans certaines circonstances -dès lors que celle-ci est animée par des pulsions mortifères- n’est-il pas la preuve par excellence de l’amour fraternel ? En effet, il semble beaucoup plus facile dans ce genre de situation d’approuver la décision et ce faisant de faire preuve d’une mansuétude coupable pour se dérober au conflit que de s’y opposer.

Par conséquent, le mythe d’Antigone et ses diverses interprétations mettent en exergue la difficulté de vivre la relation fraternelle, l’intime relation de l’amour et de la haine et la tentation du fratricide toujours présente comme le montre la lutte à mort d’Etéocle et Polynice. La figure d’Antigone illustre parfaitement cette ambiguïté de la fraternité. D’une part, elle érige la fraternité sur un autel, en rendant les rites funéraires à son frère, considéré par tous comme un paria. Mais à quel prix ? D’autre part, elle rudoie sa sœur et préfère se sacrifier que continuer de vivre aux côtés d’Ismène, qui l’implore de rester vivante et de déjouer la malédiction qui frappe la famille. En définitive, les deux sœurs aiment toutes deux jusqu’au bout : l’une dans le monde de l’au-delà, l’autre dans le monde d’ici-bas, fût-ce au prix de rester seule. La fraternité et l’amour d’autrui qui est son corollaire sont donc exigeants et ne sauraient nullement reposer uniquement sur les liens du sang. Le mythe d’Antigone nous montre ainsi les limites inhérentes de la fraternité (dans son acception première) fondée exclusivement sur la consanguinité, qui s’étiole si elle ne s’ouvre pas à l’altérité. Les membres des Labdacides en paient ainsi un lourd tribut, au point de s’annihiler mutuellement. Ainsi la fraternité n’est jamais donnée, y compris dans les « fratries ». Sa mise en pratique requiert donc un effort quotidien afin de cheminer vers des relations pacifiées permettant ainsi la construction d’une communauté, tout en respectant la singularité de chaque personne.


[1] Sabine Fos-Falque, “du fratricide au fraternel, une porte étroite”, in Christus, n°240, octobre 2013, pp. 409-417.
[2] Henry Bauchau, Antigone, Babel, 1997, p 69
[3] Jean Anouilh, Antigone, Flammarion, 1944, p 52
[4] Jean Anouilh, Antigone, Flammarion, 1944, p 53
[5] Henry Bauchau, Antigone, Babel, 1997, p 39
[6] Sophocle, Antigone, Flammarion, p 79
[7] Sophocle, Antigone, Flammarion, p 97
[8] Sophocle, Antigone, Flammarion, p 97
[9] Catherine Chalier, « La tentation du fratricide » in La fraternité, un espoir en clair-obscur, Buchet-Chastel, 2003, pp. 16-22
[10] Sophocle, Antigone, Flammarion, p 81
[11] Sophocle, Antigone, Flammarion, p 82
[12] Anouilh, Antigone, Flammarion, 1944, p 6
[13] Sophocle, Antigone, Flammarion, p 82
[14] Henry Bauchau, Antigone, p 53

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