Paule Tavignot
« Entrez dans la Parole. » nous demande le père Yohannan Goldmann qui anime la Yeshiva à Philanthropos ce mercredi matin. Nous nous interrogeons à la manière juive, deux par deux sur chaque phrase du chapitre 4 de la Genèse qu’il nous présente. Quelles sont les répétitions, les apparentes incohérences, les résonances ? Il nous guide simplement en nous donnant les subtilités des termes hébraïques et nous pénétrons petit à petit le sens du texte, seul, à deux, en groupe. Combien se sont penchés comme nous sur ce texte qui constitue le premier récit d’hommes engendrés de la Bible ? Le bibliste et théologien belge André Wénin, Anne-Laure Zwilling du CNRS ainsi que le rabbin Philippe Haddad viendront ici étayer nos découvertes. Prennent lumière trois invitations que nous explorerons après avoir lu attentivement une toute nouvelle fois chaque mot de ce passage de Genèse 4, 1-16[1].
1 « Et l’Adam connut Eve sa femme et elle enfanta Caïn et elle dit : « J’ai acquis un homme avec ADONAY [« Seigneur » en hébreu]. » 2 Et elle ajouta d’enfanter son frère, Abel. Et Abel devint berger de petit bétail et Caïn était travaillant la terre. 3 Et il arriva au bout d’un certain temps et Caïn apporta du fruit de la terre (en) offrande à ADONAY. 4 Et Abel apporta, lui aussi, des premiers-nés de son petit bétail et de leurs parties grasses et ADONAY regarda vers Abel et vers son offrande. 5 Mais vers Caïn et vers son offrande Il ne regarda pas, et Caïn (en) fut très irrité et ses visages tombèrent. 6 Et ADONAY dit à Caïn : « Pourquoi es-tu irrité ? et pourquoi tes visages sont-ils tombés ? 7 N’est-ce pas que si tu (te) fais bon (cela sera) enlevé ? Mais si tu ne (te) fais pas bon, à la porte le péché est tapi et vers toi son désir, mais toi tu peux le dominer ! ». 8 Et Caïn dit à Abel son frère, et il arriva comme ils se trouvaient dans la campagne et Caïn se leva contre Abel son frère et le tua. 9 Et ADONAY dit à Caïn : « Où est Abel ton frère ? » Et il dit : « Je ne sais pas. Est-ce que le gardien de mon frère (c’est) moi ? » 10 Et Il dit : « Qu’as-tu fait ? La voix des sangs de ton frère crient vers moi depuis la terre. 11 Et maintenant maudit es-tu de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir les sangs de ton frère de ta main. 12 Lorsque tu travailleras la terre, elle n’ajoutera pas de te donner sa force ; vagabond et errant tu seras sur la terre. 13 Et Caïn dit à ADONAY : « Mon péché est trop grand pour (le) porter. 14 Voici Tu m’as chassé aujourd’hui de dessus la face de la terre et de ta Face je serais caché et je serais vagabond et errant dans le monde et quiconque me trouvera me tuera. » 15Et ADONAY lui dit : « C’est pourquoi quiconque tue Caïn il (en) sera vengé sept fois. » et ADONAY mit à Caïn un signe pour que ne le frappe pas quiconque le trouve. 16 Et Caïn sortit de la face d’ADONAY et s’installa au pays de Nod, à l’Est d’Eden. »
« N’est-ce pas que si tu (te) fais bon cela (te) sera enlevé ? » (v. 7) – L’invitation à bien accomplir chaque œuvre et se faire bon envers son frère
Le Targum Onqelo, suivi par Rashi entend ce passage comme : « n’est-ce pas que si tu améliores tes œuvres il te sera pardonné ». En effet si les deux frères, Caïn et Abel se joignent à l’offrande au Seigneur, le cadet a amené sur l’autel les prémices du troupeau, quand l’ainé les a gardés pour lui, et n’apporte que les restes. Dans cette traduction, Caïn paraît appelé à un changement d’attitude : passer à un don privilégié des fruits de son travail au Seigneur avant tout.
De leur côté, le Targum Neofiti et le Targum Jonathan font eux entendre « n’est-ce pas que si tu agis bien ». L’absence de complément sous-entendrait cette suite : « envers Abel ». André Wénin[2] y comprend l’invitation à se réjouir pour l’autre. Se réjouir gratuitement, comme l’explique le père Goldmann, en raison d’une forme de paternité qui a été exercée. Le « lui aussi » montre en effet qu’Abel a imité son frère dans le don. Face au regard sur l’autre du Seigneur, une autre option à l’envie est celle de la fierté, la gratitude d’avoir pu servir d’exemple à celui qui en ressort grandi. De plus, on note que le cadet a particulièrement besoin d’être reconnu dans son humanité, lui qui dans le texte n’apparaît considéré par sa mère que comme secondairement : « elle ajouta d’enfanter ». Un étudiant s’étonne : « C’est comme si elle avait accouché d’une souris. ». Le passage ne fait pas mention comme pour la naissance de Caïn d’un « homme » et il ne bénéficie que de « son frère » pour indiquer son identité. Adam, note Philippe Haddad[3], a joué le rôle du géniteur mais semble avoir été absent pour ce fils. Ainsi le regard de bienveillance peut être aussi motivé par la considération qu’il y a, en toute personne, une soif infinie d’amour, qui a pu être parfois malmenée, qu’un abîme est à combler. Il ajoute : « La fraternité ne sera possible que si le fils se reconnaît comme frère, à condition de faire de son frère un fils. ». « Que fait [Dieu] sinon l’obliger à ouvrir les yeux sur Abel ? »[4] demande A. Wénin, notant que l’injustice apparente ne vient en fait que corriger une injustice masquée, agir en compensation.
Une troisième voie de compréhension pour cette phrase, complémentaire, est la traduction de « se faire bon » donnée par le Père Goldmann. Celle-ci appelle une correction de l’attitude tout à la fois intérieure et extérieure. Il s’agit de retirer sa colère ; colère contre le préféré qui est en fait colère contre la vie et le Tiers. Changer de perspective, choisir l’image divine inscrite en soi. « Car il est bien là, le défi pour Caïn : maîtriser l’animal pour réaliser l’image de Dieu. »[5]. Et troquer l’incompréhension pour la confiance que Dieu regarde au bon endroit ; qu’il a peut-être bien voulu guérir l’orgueil qui se manifeste, en regardant l’œuvre d’Abel. Sourire à la pédagogie divine. Sûrement pas évident à vue humaine. Pour l’épauler, note André Wénin, Dieu « […] se fait proche de lui dans le moment difficile qu’il lui impose, il vient lui parler. ». De plus, par son « Pourquoi ? » (v. 8) répété, adressé à Caïn, Dieu peut aussi pointer du doigt l’avenir, l’inviter à se confronter à cette question : « en vue de quoi vis-tu ce que tu vis ? »[6]. Est-ce pour la relation ? En ce cas il s’agit de consentir au manque, à la limite imposée. La souffrance de Caïn, son irritation, sa brûlure, influencée par le quasi-accaparement maternel qu’il avait vécu, et qui l’en avait fait un demi-Dieu explique Wénin, « […] n’est pas une voie sans issue. Elle est pour lui, au contraire, le lieu d’un choix, d’une responsabilité à prendre vis-à-vis de lui-même, de sa vie. » : se faire bon ; se retenir de devenir le relais aveugle d’un mal qui le ronge[7].
« Caïn » et « Abel » – L’invitation à être dans le monde sans être du monde
Philippe Haddad note la traduction des deux noms des fils présents : Caïn signifie « J’ai acquis » et Abel « Vapeur, buée ». Il nous explique le jeu d’Eve qui en nommant ses fils semble avoir voulu conjuguer les deux sens : être, avoir ici et maintenant, et en même temps transcender cela. Mais les implications d’une telle philosophie sont grandes, et la ligne de crête pas toujours facile à tenir. Celui séduit par l’angélisme tout comme celui qui, s’accroche au monde, tombe dans l’animalité. Il s’agit plutôt de tenir les deux dans une pleine incarnation, être à la fois étranger et résident dans ce monde donné.
Et celui qui, comme Caïn, veut trop s’accrocher au monde, accumuler les biens, les relations, les honneurs, peut perdre même ce qu’il a. Il risque de tomber dans l’idolâtrie, se rendre malheureux. Pourquoi ici être « irrité » (v. 8) ? Le chemin que Dieu propose à Caïn est autre : se rappeler, à chaque évènement vécu, heureux ou éprouvant, que se joue une histoire profonde, au-delà des conjonctures présentes : celle du Salut qui nous invite à entrer dans la joie de l’être créé par amour et pour l’amour, de l’être sauvé par Jésus. Il s’agit ainsi de passer par une mort à ce qui trahit l’innocence originelle. André Wénin souligne le jeu de mot induit par Abel qui signifie aussi « deuil » : « La présence d’Abel en effet, contraint Caïn à faire le deuil de l’exclusivité, de la fusion, de la totalité. »[8]. Il ajoute qu’afin de devenir sujet adulte : « […] combien il est essentiel d’assumer un manque, une limite, pour pouvoir s’ouvrir à la relation à l’autre et trouver le chemin de sa propre humanité. »[9], où la vie peut alors s’épanouir.
L’entrée dans l’errance de Caïn à la fin du récit semble nous signifier une chose : hors de la relation, l’homme se perd ; Philippe Haddad nous dit qu’il est errant parce qu’il n’a plus le vis-à-vis qui lui donne normalement toute une part de son identité. Ce lien entre la notion de résidence, de terre et la notion de relation revient souvent dans le judaïsme. Un récit juif parle de la demeure comme de la fraternité. « C’est ici que je veux qu’ils demeurent toujours » dit le Seigneur dans cette histoire où deux frères, l’un marié avec des enfants, l’autre célibataire, s’apportent mutuellement, une nuit, en cachette, des épis de blé pour grossir la culture de l’autre. La terre qui est donnée c’est la relation fraternelle qui n’est ajustée que dans une relation aussi à Dieu ; Dieu qui permet un certain détachement par rapport aux choses ; un être dans le monde sans un être du monde. L’attachement qui a de la valeur est celui à l’amour. Ce qui nous conduit à cette troisième invitation.
« […] Pourquoi tes visages sont-ils tombés ? » (v. 6) – L’invitation à la vie par le vis-à-vis physique
Notre corps tout entier signifie le don, la fécondité à se tourner vers autrui. Notre station droite explique Aristote nous donne de dégager la face, de pouvoir regarder l’autre et elle laisse libre nos mains. La liberté est d’aller dans le sens de cette nature en faisant par elle le bien ; mais notre libre arbitre peut nous en faire décider autrement : les visages peuvent tomber, l’homme peut se lever pour frapper son frère plutôt que de lui tendre la main. Mais là n’est pas la vie : seulement une ébauche ; la relation n’a pas été nouée.
La vie se trouve dans le partage, qui au-delà de la main tendue et aussi échange de la parole. Cependant on note ici clairement des problèmes de communication entre les deux hommes du récit : ne reste de la discussion entre Caïn et Abel que cette mention : « Et Caïn dit à Abel son frère ». Le texte ne l’indique pas, la parole apparaît comme creuse. Il parle à son frère et il le tue. Caïn apparaît juste tourné sur lui-même, et la parole n’est alors pas réellement adressée à, car la véritable parole fait évènement de vie, ce n’est pas un vrai DAVAR, pour reprendre le terme juif. Et même avant cela, André Wénin fait remarquer : malgré leur apparente complémentarité d’activité, l’agriculture et l’élevage, « Tout est raconté en effet comme si les frères s’ignoraient l’un l’autre. »[10].
L’échange est aussi manqué dans la relation entre Caïn et Dieu : ce dernier adresse la parole à Caïn (v. 6-7), qui n’apparaît pas lui répondre et se tourne directement vers son frère. Et quand le Seigneur lui demande finalement : « Où est ton frère ? », celui-ci lui répond à côté. Caïn va petit à petit choisir de sortir du vis-à-vis avec Dieu. « […] de ta Face je serais caché » (v. 14) annonce-t-il. Il semble choisir de se retirer de la relation, car Dieu lui ne se retire jamais. La malédiction suivant le meurtre ne casse pas cette relation au Seigneur, mais celle de l’homme à la nature : « Et maintenant maudit es-tu de la terre » (v. 11). Caïn désespère de trouver la paix et se clôt de lui-même dans sa solitude. Le retour à la confiance en la bonté de Dieu, la poursuite du dialogue, du face à face, où que l’homme en soi apparaît comme l’attitude salvatrice et c’est elle que nous sommes invités à choisir.
L’homme qui lit ce récit est donc bien invité à se faire bon en ses œuvres, ses relations, son for intérieur. Chaque lecteur est ramené à sa propre histoire. Il est invité à reconnaître la fraternité comme la terre à habiter, et pour se faire, combien le vis-à-vis bienveillant envers son frère et envers Dieu est nécessaire. Relever la face.
Nous finirons par cette phrase d’Anne-Laure Zwilling qui ouvre le récit à aujourd’hui : « Aux v. 14-15, une fois le frère disparu, « tout homme » devient l’horizon de Caïn ; de la même façon, ce texte ouvre la perspective que « tout homme » puisse devenir un frère »[11]. Nous portons désormais en nous cette question : « Où est Abel ton frère ? » (v. 9).
[1] Traduction de l’hébreu au français par le professeur Goldmann
[2] Cité par Anne-Laure Zwilling
[3] HADDAD Philippe, La Fraternité dans la Genèse, cours n°2/6, Akadem (Le campus numérique juif)
[4] WENIN André, D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain, Cerf, Paris, 2007, à la p. 145
[5] id. p.151
[6] id. p.147
[7] id. p. 148
[8] id. p. 145
[9] id.
[10] id. p. 142
[11] ZWILLING Anne-Laure, Frères et sœurs dans la Bible, Cerf, Paris, 2010