Vincent Bernard-Lafoucrière
En son sens le plus simple qui soit, la fraternité est le sentiment d’attachement profond, viscéral, qui attache un homme à son frère ou à sa sœur ; c’est un lien naturel, donné par la naissance, avec tout le bagage de sentiments et d’émotions qu’une éducation bonne lui ajoute nécessairement. Mais la fraternité est aussi un concept politique, que notre communauté de destin, la France, a érigé en valeur fondamentale. L’inscription de ce mot sublime aux frontons de notre République ne peut pas se comprendre sans l’incontournable apport de l’Évangile et de la tradition chrétienne. En élargissant la fraternité à chaque personne appelée à faire la volonté de Dieu, c’est à dire à toute l’humanité, le Christ nous appelle à devenir tous frères[1]. Que cela soit véritablement une « nouveauté » chrétienne, un rapide regard sur la société occidentale préchrétienne nous l’enseigne. Les concepts latins et grecs synonymes (fraternitas et adelphotès) sont peu courants et n’ont jamais fait l’objet d’une réflexion ou d’une systématisation, malgré l’ampleur de la théorie politique chez les Anciens.
À défaut de pouvoir faire une généalogie d’un concept directement partagé par les deux « mondes », comme Benjamin Constant avait pu le faire avec l’idée de « liberté », nous nous proposons de comparer les modalités de la confraternité civique des Anciens et des Modernes. Il nous faut pour cela retrouver des concepts antiques analogues, dans lesquels nous verrons se dessiner comme des préfigurations de ce que sera la fraternité chrétienne d’abord, et « moderne », laïque-républicaine ensuite.
« Réseaux sociaux » antiques et modernes : le paradoxe de la fraternité
Si la fraternité civique qui nous occupe est bien une manière d’envisager les rapports sociaux, alors il faut premièrement observer ce qui différencie la manière de vivre en société des hommes de l’Antiquité de celle des Modernes.
Être un homme antique, c’est tout d’abord être enserré dans un « réseau social » très dissemblable du nôtre. Les hiérarchies de toutes sortes y occupent une place importante (ce que les Romains appellent « auctoritas » ou « honor », les Grecs « timè »). La place de chaque homme est également beaucoup plus fortement liée à sa naissance : si Cicéron est parfois présenté comme un exemple d’ascension sociale (il était en effet un « homo novus »), il n’a cependant fait que passer d’un rang social en vue, le rang équestre, à un rang très en vue, le rang sénatorial. C’est dire à quel point la mobilité sociale est contre-nature dans l’espace social antique. L’assignation à résidence est le mode commun de vie sociale des Anciens.
L’homme antique est ensuite un être inclus dans des groupes sociaux pérennes : groupes familiaux, groupes religieux, groupes civiques, groupes politiques… L’homme grec vit dans son foyer (l’oikos), au sein d’une aire géographique de proximité (la kômè), il dépend administrativement d’un dème à Athènes, par lequel il fait partie d’autres groupes (les trittyes, la tribu…) et partant bien sûr d’une cité (polis). Il existe également d’autres groupes sociaux et religieux transversaux et structurants, comme la phratrie athénienne, qui devait être le groupe privilégié de pratique de la commensalité, si essentielle pour comprendre la sociabilité antique. Le Romain quant à lui participe à la fois d’une gens par ses liens de sang, d’une tribu historique, d’une classe censitaire et d’une centurie sur le champ de bataille et pour le vote aux comices, de confréries religieuses, et surtout d’alliances politiques, « clientéliques » au sens étymologique du terme, structurantes pour toute sa vie sociale.
Ce que cet aperçu met en évidence, c’est bien le caractère hétéroclite, « complexe » de la sociabilité ancienne. Or, la complexité, au sens étymologique encore, c’est l’écheveau, l’enchevêtrement, l’inclusion précise et serrée dans une maille sociale, un tissu social. Les solidarités de l’Antiquité sont fortes et prégnantes, ce sont celles que Durkheim appelait solidarités mécaniques.
Du côté des Modernes, des espaces sociaux distincts existent bien sûr toujours, mais ils semblent s’être réduits autour de distinctions fondamentales : public ou privé, personnel ou professionnel. La sociabilité religieuse, jadis présente sur chaque parcelle de l’espace social, a été priée de se confiner dans les limites de l’espace « privé » ou personnel. Plus frappant encore, on distingue désormais plus facilement des types de rapports (familiaux, amicaux, religieux, professionnels, associatifs, politiques) que des structures sociales pérennes. Tout se passe comme si chaque appartenance devenait facultative, l’individu étant libre d’y souscrire ou non.
En d’autres termes et pour résumer, d’une époque à l’autre les collectifs obligatoires ont diminué, et les espaces sociaux d’adhésion « libre » se sont multipliés. L’espace social moderne semble plus homogène, plus indistinct, plus optionnel, à l’image d’un réseau social virtuel, où chaque individu peut sélectionner ses amis, choisir de rejoindre un groupe, exhiber une adhésion à une idée, à un produit. La place des hiérarchies a également considérablement diminué avec la généralisation du principe démocratique dans le champ politique depuis la fin du XVIIIème siècle, et l’infusion des principes libertariens dans la conscience commune au cours des cinquante dernières années.
Voilà donc le cadre qu’il était nécessaire de poser pour suivre les formes de la fraternité, notion éminemment sociale, puisqu’elle concerne directement nos relations interpersonnelles. Avec déjà un saisissant paradoxe : c’est avec la « Modernité » que cette notion a connu un apogée, alors même que la structure de l’espace social à cette période semble éloigner les hommes les uns des autres, les constituant en monades, en « individus » : ceux qui ne peuvent plus être « divisés » davantage. D’où une première interrogation : la fraternité n’est-elle pour les Modernes qu’une religion civile pour unir des êtres atomisés ?
L’autochtonie, image mythique de la fraternité
À bien chercher pourtant, on discerne déjà l’existence d’un certain concept « homologue » dans l’Antiquité. Il est d’ailleurs très ancien, car il ne faut pas le chercher dans la pensée rationnelle des philosophes, mais dans les récits mythiques : ce sont les mythes d’autochtonie, qui font des habitants d’une cités des hommes issus d’un même sein, la terre (chtôn). Le sens de ce mythe est analogue au concept républicain de fraternité : tous issus d’une même mère, les hommes d’une même cité sont donc tous frères. Ce mythe prend des formes différentes dans les nombreuses cités qui le connaissaient. Les ancêtres des Thébains sont les Spartoi, « les hommes semés », un terme qu’on retrouve également dans le nom de la cité de Sparte. À Athènes, le légendaire roi Érichtonios est lui-même autochtone et rejeton de la déesse protectrice : Athéna. Ces mythes, de par leur nature même, véhiculent un sens fondateur, profond, mystique. Ils instituent la réalité sociale pour les hommes de leur temps, et rendent donc compte de manière très utile de la mentalité du temps.
Ces conceptions ont pourtant fait l’objet de développements intéressants dans une cité très « avant-gardiste ». Benjamin Constant avait déjà vu avec raison dans son discours De la Liberté combien Athènes semblait être un promontoire de la modernité au cœur de la civilisation antique. Les réformes de Clisthène qui donnèrent forme au régime démocratique vers 510 av. J.C. ont en effet beaucoup de points communs avec nos réalités politiques modernes : l’anamixis (« brassage ») devait mêler la population pour lutter contre la ségrégation et former un corps civique plus homogène ; l’isonomia exigeait pour chaque membre de ce corps civique un égal traitement et une égale participation à la vie politique. Ces réformes sont elles-mêmes appuyées et inspirées par une vision géométrique de l’univers, d’inspiration pythagoricienne, constituant un espace social homogène et symétrique[2]. Grâce à de nombreux témoignages, et notamment grâce à Platon, nous savons comment les Athéniens ont utilisé les vieux mythes d’autochtonie pour justifier leur nouvelle pensée politique. L’extrait suivant imite sur un ton parodique les éloges civiques athéniens :
« Nous et les nôtres, tous frères issus d’une même mère, nous ne nous croyons pas les esclaves ni les maîtres les uns des autres, mais l’égalité d’origine, établie par la nature, nous oblige à rechercher l’égalité politique obtenue par la loi, et à ne céder le pas les uns aux autres qu’au nom d’un seul droit, la réputation de vertu et de sagesse »[3].
Tout se passe comme si la création d’un espace civique démocratique et moderne avant l’heure allait de pair avec la mise en avant de la fraternité comme modèle du lien entre les citoyens. Et plus qu’une métaphore inspirante, la fraternité mystique apparaît comme la raison même de l’élaboration du régime démocratique. C’est du moins ce que propage l’idéologie démocratique athénienne[4], dont Platon rend compte ici. Compte tenu du précédent athénien, il paraît donc presque naturel de voir que l’anthropologie chrétienne enracinée en Occident ait fourni les cadres mentaux pour le développement de la démocratie : la fraternité prêchée par l’Évangile étant bien plus centrale et immédiatement sensible que celle proposée par les mythes d’autochtonie, il n’est pas étonnant que certains penseurs aient souhaité développer les conséquences politiques et temporelles d’une fraternité mystique.
De l’Académie au Portique : l’avant-garde philosophique et la fraternité
Si la pensée mythique ancienne (et particulièrement grecque) est riche de ces semina, les semences du Verbe que la théologie catholique reconnaît aux certaines productions spirituelles du paganisme, il ne faut pas pour autant délaisser l’étude de la pensée philosophique. On sait en effet combien la pensée éthique et politique est importante et même primordiale pour ces derniers, comme un point d’aboutissement pour l’ensemble de leur système de pensée.
Platon semble, plus encore que les autres, passionné des formes de la vie sociale. Et chacun de ses deux textes majeurs sur ce sujet, le Politique et la République nous livrent d’importants indices sur sa vision de la confraternité des citoyens.
Dans le Politique, Socrate et son interlocuteur cherchent à trouver un modèle adéquat pour penser la figure du « politique », l’homme qui gouverne la cité. Après avoir essayé l’image du pasteur conduisant son troupeau, les discoureurs la disqualifient au profit d’une autre image : celle de l’art du tissage :
« Disons alors que le but de l’action politique, qui est le croisement des caractères forts et des caractères modérés dans un tissu régulier, est atteint, quand l’art royal, les unissant en une vie commune par la concorde et l’amitié, après avoir ainsi formé le plus magnifique et le meilleur des tissus, en enveloppe dans chaque cité tout le peuple, esclaves et hommes libres, et les retient dans sa trame, et commande et dirige, sans jamais rien négliger de ce qui regarde le bonheur de la cité. »[5]
Le politique platonicien a pour devoir d’agir sur les rapports sociaux pour le bien du collectif. Diriger une cité, c’est construire le « tissu social » dont nous parlions déjà plus haut. Et c’est l’amitié entre les citoyens, la philia (?????), qui doit permettre de créer ce lien.
Pour développer cette amitié civique, le philosophe-roi ne doit pour cela pas hésiter à mettre en avant une idéologie, une mythologie civique. Dans la République, Platon souligne l’intérêt des mythes d’autochtonie pour l’unité du corps civique, et affirme que l’instituteur d’une cité ne doit pas hésiter à s’en servir à des fins d’intérêt général :
« [Je chercherai à persuader les citoyens] qu’en réalité ils étaient alors formés et élevés au sein de la terre, eux, leurs armes et tout ce qui leur appartient ; qu’après les avoir entièrement formés la terre, leur mère, les a mis au jour ; que, dès lors, ils doivent regarder la contrée qu’ils habitent comme leur mère et leur nourrice, la défendre contre qui l’attaquerait, et traiter les autres citoyens en frères, en fils de la terre comme eux. »[6]
Platon défend ici une conception très instrumentale de la fraternité : une représentation de soi en société, qui fonde l’horizon social, le « vivre-ensemble » pour reprendre une expression moderne. Avec son usage civil et politique, le mythe originel se sécularise, il perd sa dimension verticale, transcendantale. Ce « dogme civil » fait naturellement penser à une religion civile de type rousseauiste. Nous avons déjà vu plus haut que ce type de développement « séculariste » et instrumental du mythe n’était pas qu’un souhait philosophique : il était même déjà un lieu commun de la politique athénienne. Ce phénomène de sécularisation qui point à l’époque antique connaîtra un grand développement avec la Modernité, par la laïcisation des valeurs chrétiennes en général, et de la fraternité en particulier.
Ce serait pourtant un grossier contresens de réduire les idées antiques à ce genre de positions ! D’autres courants au contraire ont une conception beaucoup plus naturaliste de la confraternité civique, comme Aristote, et après lui les Stoïciens. Cicéron reprend leurs idées dans un passage magistral du De finibus :
« Cette société et cette communauté d’intérêts, cet amour de l’humanité, amour qui naît avec la tendresse des pères pour leurs enfants, se développe dans les liens du mariage, au milieu des noeuds les plus sacrés, puis coule insensiblement au dehors, s’étend aux parents, aux alliés, aux amis, aux relations de voisinage, grandit avec le titre de citoyen, se répand sur les nations alliées et attachées à la nôtre, enfin est consommé par l’union de tout le genre humain. »[7]
Au contraire de Platon, il n’y a pour eux nul besoin d’un législateur avisé pour fonder cette fraternité, elle résulte directement de l’ordre du cosmos : pour ces philosophes qui croient fermement à un monde gouverné par un Logos immanent, la fraternité est la vocation de l’Homme, une vocation proprement divine. On a souvent souligné la proximité entre la vision stoïcienne du monde et la théologie chrétienne, et partant le rôle de facilitatrice qu’a joué la première dans la diffusion de la seconde. Il est remarquable de constater que l’usage que les deux cosmologies font de la fraternité confirme ces analyses.
Vers la « fraternité républicaine » : le concept de personne
Finalement, nous pouvons dire que sans connaître de systématisation de la réflexion entre la confraternité des citoyens, les Anciens ont déjà connu des essais et tentatives de voir le corps civique comme une grandes familles de membres « affrérés ». L’exemple athénien nous frappe particulièrement en ce qu’il produit déjà des germes de la sécularisation que rejoueront les sociétés occidentales à des siècles de distance. Et pourtant, le stoïcisme qui lui est postérieur produira une conception cosmique de la fraternité très proche de celle que proposera le christianisme. Une fois encore, l’Antiquité apparaît donc comme un foisonnant répertoire d’idées, et une source pour bon nombre de développements conceptuels ultérieurs.
Pourtant, pour que naisse une conception plus complète de la fraternité, il semble nécessaire de passer du modèle social antique à l’anthropologie chrétienne. Pouvait-on réellement imaginer une fraternité au sens plein, alors même que la majorité des hommes et femmes de ce temps étaient déconsidérés ? C’est précisément parce que chaque être humain se constitue universellement comme « personne », à la fois autonome et ancrée dans son milieu, qu’il peut enfin développer une vraie relation de confraternité avec tout autre être humain, son semblable. C’est cette vision chrétienne de la fraternité qui en définitive va façonner les idées modernes, plus que les idées antiques n’ont pu le faire indirectement. Jusqu’à ce que la Modernité ne vienne proposer un nouveau paradigme : une fraternité civique entre « individus nés libres et égaux en droits », tout à la fois issu en droite ligne de la fraternité chrétienne, et s’en détachant pourtant.