De la fraternité des Anciens comparée à celle des Modernes : notre fraternité

Simon Mozziconacci (4A)

           «Le seul [pays] où, depuis longtemps, s’inscrivent sur les édifices communs trois notions philosophiques majeures, qu’on ne se contente pas d’afficher mais qu’on s’efforce de graver, vaille que vaille, dans les mœurs. »
Roger-Pol Droit, Le Monde, 11 juillet 2008

La fraternité à l’épreuve de l’esprit et de la lettre

« Être soi de plus en plus, être frères de plus en plus »
Michelet,
Journal, août, 1850

Michelet révèle le double mouvement de l’homme : davantage d’individualité, davantage de fraternité. Ce mouvement s’inscrit au cœur de l’espace républicain, l’un et l’autre caractérisent l’horizon de notre société. Or chaque citoyen partage le constat d’un individualisme démesuré faisant pièce à la fraternité. Dans le même temps, Michelet refuse tout code de la fraternité, toute législation excessive sans quoi “le mot fraternité disparaît et fait place à la communauté, communauté d’immeuble seulement” Journal, février 1847, t. I, p. 662.

La fraternité se construit, s’élabore au sein de l’espace républicain. La fraternité est moins une parentalité subie qu’un acquis résultant de la volonté de se réunir ensemble autour d’un projet de société. Depuis la Troisième République elle est enseignée dans les classes d’école au sein d’un catéchisme affublé de son triptyque cardinal, liberté, égalité, fraternité. Elle est gravée dans les esprits et les cœurs afin que chaque génération la construise, la chérisse et la protège à son tour.

Graver la devise dans le marbre républicain est l’œuvre des artistes officiels afin d’incarner la République. Or c’est à la manière d’une œuvre d’art bien connue de nous que l’on regarde la devise fièrement inscrite sur les frontispices des bâtiments publics, c’est-à-dire sans prêter attention aux détails, au travail du sculpteur. Une attention particulière portée sur le minutieux travail du sculpteur révèlerait sa tentative d’incarner harmonieusement les lettres enthousiastes de la République dans la chair des bâtiments publics afin d’en faire vivre l’esprit. Elle révèlerait aussi la décrépitude des glorieuses dorures qui marquent les fissures au sein de notre communauté civique.

Aussi nous incombe-t-il non seulement de lever les yeux vers les frontispices pour saisir l’esprit de la devise mais encore de s’arrêter sur les marques laissées par le temps pour saisir l’histoire de la devise. De la triade républicaine un terme nous intéresse particulièrement, celui de fraternité – celui qu’on oublie de regarder car, tout bien considéré, on n’y croit plus. Troisième et magnétique pôle républicain, la fraternité comprend – au sens étymologique du terme – la liberté et l’égalité. À la différence de ses consœurs, elle ne se pose pas en droit et si l’on sait, du moins en principe, garantir liberté et égalité, on ne peut imposer la fraternité. Cette dernière se vit et se ressent au pluriel, elle émane d’une nation plus qu’on ne l’ordonne. Or, la prescription quotidienne du « vivre ensemble » est trop poussive pour ne pas apparaître pour ce qu’elle est : problématique – et nulle ordonnance ne peut guérir une coexistence malade.

La force du sculpteur républicain est d’avoir su manier la plasticité de cette notion et la graver dans le marbre sans la figer mais en la faisant résonner en nous de façon différente selon qu’on la regarde avec l’œil du citoyen, du révolutionnaire ou du chrétien. Une question nous arrête : suffit-il au sculpteur de graver dans le marbre la fraternité pour que celle-ci existe ? La fraternité ne préexiste-t-elle pas à sa construction, son élaboration, son inscription dans les esprits et les cœurs des générations d’écoliers ?

À première vue la fraternité est un attachement naturel, biologique, qui lie entre elles deux personnes du même sang à travers un sentiment profond d’amour ou de jalousie, de respect ou de haine – jusqu’au meurtre du frère. La fraternité, considérée du point de vue politique par le citoyen, est cette vertu républicaine au fondement de notre communauté, elle est construction, effort. Le chrétien pour sa part, comprend la fraternité à l’aune du message évangélique, à savoir qu’en Christ nous sommes tous frères, que Dieu nous fait don de la fraternité. Le mot fraternité comprend différentes acceptions qui se font concurrence et dont la concurrence même mine l’idéal de « vivre ensemble », qui serait tout à la fois nécessité et obstacle pour chaque membre de la République.

Notre objet est la modernité de l’idée de fraternité, saisie à l’aune de trois moments clefs : la Révolution de 1789, de la République fraternelle de 1848 et de son enseignement à partir de 1881. L’objectif serait alors de comprendre le geste du sculpteur qui grave dans le marbre fraternité. Est-ce pour mettre à plat quitte à vider de son épaisseur, de ses multiples sens une notion trop ambiguë, trop ambitieuse ? Est-ce pour mettre en commun et réconcilier les différents sens d’une notion protéiforme ? Quoi qu’il en soit, ce passage de la matière à la forme, ce va-et-vient entre les discours et les pratiques, cette posture citoyenne et artistique est à interroger dans ce qu’elle a de réducteur ou de réconciliateur. L’enjeu est de savoir si la réduction est une dégradation, autrement dit, si la mystique républicaine est encore à l’œuvre.

1789, le passage d’une fraternité en Christ à une fraternité en Mère Patrie

L’époque moderne se caractérise par la volonté de refaire la société en occultant la transcendance. Ce processus de sécularisation est moins la transposition des valeurs chrétiennes en valeurs républicaines que la prise de conscience que, plus on s’éloigne du christianisme, plus on remarque son ancrage. Sous l’impulsion des Lumières, avec l’émergence de la notion d’individu, de son besoin de liberté et d’indépendance, l’idée de l’organisation de la communauté civique change On glisse de l’ancienne conception de la fraternité comme filiation – frère en Christ ou dans la famille – à une conception moderne plus ambiguë – révolutionnaire ou sécularisée. La fraternité n’est plus innée, elle s’acquiert. L’homme moderne se donne ses frères, se donne pour frère. Son frère ne lui est plus imposé, il est libre de le choisir. Une chose est se donner son frère, une autre est lui donner la mort lorsqu’il ne vous suit pas. La fraternité révolutionnaire marque les ambiguïtés de la fraternité moderne.

La fraternité à l’épreuve de la modernité

Les textes des philosophes des Lumières apportent un nouvel éclairage de la notion de fraternité. Rousseau évoque d’une façon neuve la douce idée de « fraternité publique »[1]. Dans le Discours sur l’inégalité, le citoyen de Genève dessine le pays dans lequel il aurait aimé naître et vivre en homme d’honneur ; il confesse le discours qu’il aurait adressé « du fond de son cœur » à ses concitoyens :

           « Mes chers concitoyens ou plutôt mes frères, puisque les liens du sang ainsi que les lois nous unissent presque tous, il m’est doux de ne pouvoir penser à vous sans penser en même temps à tous les biens dont vous jouissez… »

Rousseau, en mettant sur le même plan le mot frère et concitoyen, marque une nuance avec la conception ancienne de la fraternité, c’est-à-dire essentiellement liée à la sphère privée. La douce fraternité évoquée par Rousseau s’inscrit dans une communauté civique dans laquelle les membres sont reliés par les lois autant que par le sang.

Dans le dernier chapitre du Contrat social consacré à la « Religion civile » Rousseau évoque précisément la notion de fraternité. La rupture avec la « loi chrétienne » est consommée puisqu’il ne lui reconnaît pas le droit de fonder la communauté politique. Il revient au Souverain et à travers lui, la loi – expression de sa volonté souveraine – de favoriser la fraternité entre les citoyens, à travers une « religion civile » prêchant la tolérance et les « sentiments de sociabilité ».

Ce glissement conceptuel ne s’opère pas seulement dans les discours philosophiques mais s’ancre dans certaines pratiques, dans certains lieux de sociabilité, tels que les cercles de la franc-maçonnerie, et les académies avant la Révolution française. L’Académie de Paris choisit comme mot d’ordre le terme de « bienfaisance » dès avant 1780. Les thèmes des sujets de concours et d’éloges des Académies de province et de Paris font référence dès le début du XVIIIe à la bienfaisance, l’amitié et aux « doux liens » des rapports humains. En 1754, l’Académie de Dijon choisit un sujet portant sur la source de l’inégalité entre les hommes. Rousseau, déjà couronné en 1750, concourt de nouveau malgré l’avertissement du président de Brosses selon lequel le sujet « était impossible à traiter en une monarchie ».

Ainsi, la fraternité rousseauiste, de même que les thèmes de bienfaisance, de douceur et les « amitiés fraternelles » des loges maçonniques, constituent un socle de références dans lequel les révolutionnaires ont puisé, auquel ils ont donné forme et cohérence et duquel ils se sont servis pour défendre leur vision sociale, politique et économique du monde nouveau, pour rompre avec un système de valeurs jugé trop injuste. Le changement de mentalité à l’œuvre durant la période révolutionnaire affecte profondément la conception de la fraternité, déjà éclairée d’une façon nouvelle à l’époque des Lumières.

La fraternité révolutionnaire: une fraternité à hauteur d’homme

Dans Nos raisons contre la République, Maurras explore cette conception hypocrite sinon contestable par sa relativité de la fraternité révolutionnaire, toute théorique, qui pose que la fraternité est par principe – en droit pourrait-on dire, de façon problématique : qu’est-ce que le droit à la fraternité ? – universelle, mais elle n’est là qu’une fraternité de classe, comme elle l’est ailleurs de caste. Son jugement porté sur la fraternité révolutionnaire est sévère mais lucide : il pose sans ambages la question de pertinence de la valeur de la fraternité au sein de la communauté de citoyens.

« Puisque le sentiment de la fraternité s’engendre d’une bienveillance accidentelle ou d’un rare effort vertueux, on aurait dû le laisser s’épancher de l’âme des saints personnages et des grands hommes sur les foules qui en auraient été imbibées, réjouies, améliorées.

Tout au contraire, c’est aux foules qu’on l’a tout de suite enseigné et ce cri « nous sommes des frères », poussé d’en bas vers les hauteurs, a signifié très rapidement : « À bas « tout ce qui est au-dessus de nous ! À bas tous les meilleurs que nous… »

Maurras, en insistant sur la prédisposition à la fraternité, défend une conception ancienne de la fraternité en ce sens qu’elle est de l’ordre d’une filiation avec un personnage plus élevé et qu’elle n’est pas à taille humaine. Maurras insiste sur la dimension vertueuse de la fraternité qu’il dénie aux « foules » destructrices et tonitruantes. Si sa vision participe d’une idéologie qui fait pièce à la République, il n’abandonne pas pour autant une haute conception de la fraternité, ancienne, reçue en don et non volée par les révolutionnaires, émules de Prométhée.

Variations sur la fraternité patriotique de 1789 au 18 Brumaire

Il semble toutefois nécessaire de ne pas s’arrêter à une opposition frontale entre deux visions de la fraternité – révolutionnaire et contre révolutionnaire. En effet, durant la période révolutionnaire la fraternité a connu un profond renouvellement sous l’effet des multiples formes et significations qu’elle a acquises. L’historiographie révolutionnaire contemporaine distingue trois types de fraternité qui correspondent à trois moments de la Révolution – mais peuvent s’enchevêtrer l’une l’autre : la fraternité tolérante, la fraternité de combat et la fraternité sociale.

De l’ouverture des États généraux de mai-juin 1789 à l’abolition de la royauté le 21 septembre 1792, la période est celle de la fraternité tolérante et ouverte, de cohésion et de mis en œuvre du principe d’égalité. Elle est celle de la fête de la fédération du 14 juillet 1790. Elle se présente comme « un trait d’union entre les patriotes » (Marcel David) à l’exclusion des aristocrates et des couches inférieures de la société qui n’ont pas les moyens de participer à l’effort patriotique. D’un point de vue juridique, les deux premières assemblées révolutionnaires, la Constituante et la Législative, n’ont pas consacré le principe de fraternité. Les révolutionnaires se sont montrés peu favorables à l’héritage chrétien de la fraternité, tandis que la fraternité maçonnique avait davantage leurs faveurs. La Constitution civile du clergé décrétée le 12 juillet 1790 a envenimé les relations avec le pouvoir révolutionnaire, la fraternité se divisant entre la version pontificale et la version patriotique après la condamnation papale du 10 mars 1791.

Durant cette période, les deux fraternités, originaire et renouvelée, se font concurrence, les penseurs se souviennent des Évangiles, et du commentaire de Bossuet dans La politique tirée des propres paroles de l’Ecriture Sainte évoquant « l’établissement par Dieu de la fraternité des hommes, en les faisant tous naître d’un seul qui, pour cela, est leur Père commun et porte en lui-même la paternité de Dieu ». Comprise de façon politique, cette fraternité s’inscrit dans la logique de la monarchie absolue. Elle s’accorde peu avec la vision des patriotes.

À l’inverse, la franc-maçonnerie, dont la fraternité est plus circonstanciée – vécue dans le secret des temples, de façon élitiste et philanthropique. Elle s’accompagne d’une symbolique – les arbres de la fraternité, l’appellation « frères et amis », la formule de politesse « salut et fraternité ». La fraternité maçonnique s’apparente à celle des milieux patriotiques. Toutefois la majorité de l’Assemblée s’est montrée réticente à l’égard de la fraternité qui pouvait dégénérer en égalitarisme politique, économique et social faisant ainsi pièce au libéralisme individualiste défendu par l’Assemblée et mettant un terme aux discriminations encore à l’œuvre. La Constituante a confiné la fraternité dans l’espace et la temporalité de la fête. C’est dans ce cadre qu’il en est fait mention, au dernier moment, dans la Constitution de 1791.

Jusqu’à la chute de Robespierre, le 9 thermidor an II, la période est celle de la fraternité de combat. De peur d’être attaquée, la fraternité se défend en s’attaquant à ses ennemis, en protégeant leurs frères susceptibles d’être défaits par leurs opposants. Malgré cette violence, la fraternité contribue à la mise en œuvre des valeurs démocratiques – rejet des discriminations politiques et sociales. La formule « la fraternité ou la mort » est ambiguë. Faut-il, à l’invitation de Chamfort, y voir l’apologie d’une fraternité à la manière de Caïn et d’Abel : « Sois mon frère ou je te tue » ? La mort n’est pas l’issue d’un manquement au seul principe de la fraternité mais bien des principes de liberté, d’égalité, d’unité et d’indivisibilité de la République.

Du 10 thermidor an II au 18 brumaire an VIII, de la chute de Robespierre au coup d’Etat bonapartiste, la période est marquée par une fraternité populaire, sociale et visant à l’égalité, repoussant les ennemis de la République hors de la communauté de frères. La conception de la République est différente de l’illusion lyrique des premiers temps. Les « doux liens » de la fraternité sont l’apanage des classes possédantes qui excluent ceux qui sont sans ressources.

La rupture entre la “fraternité de parenté” et la “fraternité de la justice” dans l’histoire républicaine

Le regard porté sur la période révolutionnaire par Michelet, thuriféraire de la République, participe à la construction de l’imaginaire républicain et marque notre vision collective de la fraternité. Michelet se propose d’écrire l’histoire de France et entre autres de la Révolution « comme histoire de la fraternité ». Il oppose la fraternité chrétienne à la fraternité révolutionnaire :

           « Au lieu de la fraternité de parenté qu’enseignait le christianisme, fraternité obtenue au prix d’une solidarité injuste entre le pécheur et l’innocent, la Révolution a enseigné la fraternité de la justice avec responsabilité personnelle : chacun comptant pour soi, mais voulant compter avec les autres, voulant créer cette solidarité fraternelle » Journal, juin 1847, t. I, p.667

À l’instar de Maurras, Michelet décèle dans le moment révolutionnaire une rupture entre deux conceptions de la fraternité, à l’instar de Maurras aussi, Michelet retrace une généalogie de la fraternité. Maurras dénonce la chute et la dégradation de la fraternité telle qu’elle est réappropriée par le peuple révolutionnaire. Michelet préfère à la fraternité issue de la Chute une fraternité prométhéenne, qui part du même constat : le besoin de former une communauté, communauté qui ne partage plus la même condition de pécheur, communauté qui ne se lie plus au Père pour revenir au frère mais qui part de sa condition d’individu, si l’on peut dire, pour se lier au frère et se donner pour mère la Patrie.

La vision de Michelet témoigne de la redéfinition du champ de la fraternité : non plus l’universel mais la nation, non plus la famille mais la communauté civique, non plus l’homme mais le citoyen. Aussi comprenons-nous le processus qui est à l’œuvre dans la Révolution française, compris comme la division entre l’idéal et le réel, i.e. la relégation du christianisme dans la sphère de l’idéal par la Révolution et la démocratie qui réalisent le christianisme en lui ôtant la possibilité de l’avènement du Royaume sur Terre. Cela participe du processus de sécularisation. Cette sécularisation entraîne la perte de sa dimension universelle et sa circonscription dans la sphère nationale. L’enjeu est de dégager la fraternité de la filiation. C’est une affaire de morale et de sentiment, l’enjeu est de fonder la nation sur cet affectio societatis. On donne une valeur motrice à la nation, à la fois motif : soyons tous frères unis par le même projet, et impulsion. La fraternité n’est plus reçue comme don. Elle est vue à hauteur d’hommes. Nous nous autoproclamons frères. Nous sommes moins frères par le sang que par l’allaitement de la Mère Patrie.

La Révolution Française est tout à la fois une rupture et une fondation : la perte de la transcendance entraîne une nouvelle délimitation de la fraternité. La Révolution donne de l’ampleur à la notion de fraternité en termes de morale, de politique, de social et de juridique.

1848, ou la République fraternelle

Retour du religieux et avancées modernes: les parentés réconciliées de la fraternité républicaine

« La religion du XIXème siècle » nous invite à réinterroger le lien entre la fraternité des Anciens et des Modernes à l’aune de la réintégration du christianisme dans la marche de l’histoire. Ce retour du spirituel dans les affaires temporelles est décrit par Chateaubriand dans l’avant-dernier chapitre des Mémoires d’outre-tombe :

           … il est impossible à quiconque n’est pas chrétien de comprendre la société future… […] Loin d’être à son terme, la religion du libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité…[2]

Ainsi la scission actée par Michelet entre la conception chrétienne et la conception révolutionnaire de la fraternité marque la caractéristique propre de l’esprit moderne qui croit s’être « débarrassé de Dieu » alors que « pour qui regarde un peu au-delà des apparences, pour qui veut dépasser les formules, jamais l’homme n’a été aussi embarrassé de Dieu » (I, 1400-1401) écrit Péguy. [3]

De nombreux témoignages éclairent la parenté entre fraternité chrétienne et fraternité sociale:

L’action de Dieu vise « à coordonner les nations, comme les membres d’une seule famille, dans un système de fraternité universelle par l’obéissance au père commun, et à établir la prééminence du droit sur les intérêts, en substituant partout la justice à la force ». Lamennais, De la religion, IIe partie, chap. VI[4]

Lamennais, qui avance des hypothèses socialistes, se nourrit des Évangiles pour proposer sa vision de l’histoire. La référence à Dieu lie intrinsèquement la fraternité chrétienne – universelle et liée au Père – à la fraternité sociale – défendant le droit et la justice.

De plus, dans Le Christ des barricades Franck Paul Bowman suggère que la fraternité appropriée sur les barricades par les révolutionnaires se veut en continuité avec le message évangélique.

L’historiographie contemporaine distingue trois phases dans l’évolution de la fraternité. Des Trois Glorieuses de juillet 1830 jusqu’à sa consécration officielle dans la devise en février 1848[5] l’idée de fraternité connaît un enthousiasme croissant. À l’occasion d’une accalmie libérale, la notion de fraternité ressurgit au début de 1830. Elle avait disparu dès la fin du Directoire tandis que l’Empereur avait opté pour le binôme Liberté, Ordre public. Elle se présente sous la forme des « doux liens » de la fraternité sans renier ses origines révolutionnaires. Elle émerge au milieu de la charité chrétienne – à droite – et de la philanthropie laïque – au centre droit. La promotion de la Fraternité républicaine doit aux historiens de la Révolution, dont Michelet, ainsi qu’aux réformateurs sociaux, à l’instar de Pierre Leroux qui s’approprie dès 1833, dans De l’individualisme et du socialisme, la devise républicaine:

« Nos pères avaient mis sur leur drapeau Liberté, Égalité, Fraternité. Que leur devise soit aussi la nôtre. »

L’élan fraternel, qui ressurgit au moment de la révolution de février 1848, marque une deuxième phase. Elle est désignée comme l’horizon autour duquel les citoyens veulent se regrouper. C’est à ce moment qu’elle devient la valeur républicaine cardinale. La fraternité est désormais synonyme d’altruisme et de philanthropie. Elle est l’antonyme de l’égoïsme et de la cupidité. Louis Blanc s’est fait le héraut de cette conception en défendant l’idée que la suppression de la concurrence entraînera un rééquilibrage dans les relations entre citoyens: de plus en plus de dévouement à autrui, de moins en moins d’égoïsme, pour paraphraser Michelet. À l’échelle des peuples, la fraternité républicaine additionne le “principe démocratique” et le “principe sympathique” en vue de mettre un terme aux conflits, en vue d’établir la concorde entre les peuples.

Le moment fraternité: marbre républicain et garde nationale

Au lendemain des journées révolutionnaires de Février 1848, les dirigeants se réapproprient l’esprit de 1789. En témoigne la publication de la proclamation du Gouvernement provisoire, depuis l’Hôtel de Ville, en date du 24 février :

           « Le Gouvernement provisoire veut la République […]. L’unité de la nation formée désormais de toutes les classes de citoyens qui la composent ; le gouvernement de la nation par elle-même ; la liberté, l’égalité et la fraternité pour principes, le peuple pour devise et mot d’ordre, voilà le gouvernement démocratique que la France se doit à elle-même et que nos efforts sauront lui assurer ».[6]

Le pouvoir s’adresse aux citoyens et les invite à instaurer la République, avec une légère confusion en prenant pour devise non pas le trinôme républicain mais le peuple. Il s’adresse ensuite à la Garde nationale dont l’action parachève la Révolution « grâce à sa fraternelle union avec le peuple, avec les écoles »[7]

Le 26 février est adopté le texte qui déclare la Royauté abolie et la République proclamée. Désormais, la devise prend place en tête des documents officiels:

           « Le gouvernement déclare que le drapeau national est le drapeau tricolore, dont les couleurs seront rétablies dans l’ordre qu’avait adopté la République française ; sur ce drapeau, sont écrits ces mots : République française, Liberté, Égalité, Fraternité, trois mots qui expliquent le sens le plus étendu des doctrines démocratiques, dont ce drapeau est le symbole, en même temps que ses couleurs en continuent les traditions. »[8]

Meurtrie, la fraternité ?

La troisième phase, de l’insurrection ouvrière de juin à la fin de la Deuxième République est marquée par la désillusion de la fraternité universelle. La fraternité s’est maintenue jusqu’au coup d’Etat de 1851, avec une ardeur moindre. L’élan fraternel de février 1848 n’est plus qu’un souvenir. Les journées révolutionnaires de Juin ont entamé la fraternité ardente des républicains. Désormais, la solidarité est mise en avant pour sauver la fraternité unanimiste qui a perdu sa crédibilité dans le sang et la violence lors de la répression de Juin 1848. De plus, la solidarité semble être une notion plus pragmatique, un meilleur outil politique. Pierre Leroux revendique, dans un de ses derniers ouvrages paru en 1859, La grève de Samarez, la paternité de concept, ou plutôt de lui avoir donné un sens politique et social différent de son sens juridique initial. Selon lui, le monde moderne doit acter la disparition de l’Église des affaires temporelles. C’est à la société de réaliser la solidarité là où l’Église et la communion des chrétiens avaient instauré la charité. « L’Église peut cesser d’exister » car « ce qu’il faut entendre aujourd’hui par charité, c’est la solidarité mutuelle des hommes » (titre du chapitre I du livre IV de De l’Humanité)[9]. Le lien social doit se substituer au lien divin: « la société temporelle est investie du soin d’organiser la charité » (I, 174).

Après les journées de Juin, la fraternité est mise à mal d’un point de vue conceptuel. Certains penseurs procèdent à de nouvelles analyses afin de renouveler le sens qu’ils donnent à la fraternité d’après Juin 1848. On peut noter l’évolution de la pensée de Renouvier sur la fraternité qu’il a exprimée avant et après l’insurrection[10]. À la demande de Carnot, ministre de l’Instruction publique, Charles Renouvier publie en mars 1848 la première édition de son Manuel républicain de l’homme et du citoyen. Il prend la forme d’un dialogue entre un instituteur et un élève. La doctrine de Renouvier prend au sérieux la misère sociale et physique, l’absence d’instruction. Lecteur de Saint-Simon et influencé par le christianisme il défend la nécessité de fonder la communauté civique sur la fraternité. Il associe Fraternité, République et Révolution.

           « La fraternité est un sentiment qui nous porte à ressentir les mêmes joies et les mêmes peines comme si les hommes n’en faisaient qu’un ; ainsi ceux-là sont des frères qui veulent partager les souffrances des uns des autres et qui dirigent leur force à se rendre mutuellement heureux ».

Dans la seconde édition de son Manuel, parue dès octobre 1848, il défend la fraternité après avoir tiré les conséquences des « déboires de 1848 ». Le chapitre XII est composé à cet effet. La fraternité est la vertu cardinale des réformes qu’il imagine afin de mettre en œuvre une république sociale. En ce qui concerne l’impôt, son caractère progressif est présenté comme « conforme à la loi de fraternité ». Chez Renouvier, tout n’est pas discontinuité entre l’esprit de Février et l’après Juin 1848. D’ailleurs, l’instituteur répond avec prudence mais non sans enthousiasme à l’élève qui regrette d’être encore loin de la fraternité et se demande si elle n’est pas une utopie:

           « Il dépend de nous de fonder la République en quelques années d’ardeur et de fraternité, ou au prix d’un siècle d’anarchie ».[11]

Avec la Deuxième République, la fraternité acquiert un rôle cardinal dans le projet républicain. Elle est intrinsèquement liée à la République démocratique. Sans la fraternité, la communauté civique se délite, s’enlise dans l’égoïsme de la multitude. Aussi l’échec de la Deuxième République semble marquer l’échec de la fraternité.

Mourir pour la Fraternité, Vivre pour la Fraternité

Graver l’esprit de la fraternité, graver la fraternité dans les esprits

Prenons au sérieux ce qui s’apparente à une pirouette, c’est-à-dire, efforçons-nous de comprendre comment les différentes formes de la fraternité depuis la rupture moderne et la fraternité sans paternité, comment ces différentes fraternités publiques sont devenues la fraternité républicaine. La République a-t-elle absorbé les différentes et rivales teneurs de la fraternité moderne ainsi que de l’ancienne fraternité? La République ne les a-t-elle pas toutes embrassées ?

La réponse à cette question se trouve dès les salles de classe de la Troisième République. À la manière de Péguy nous pensons que la véritable rupture entre l’Ancien Régime et le monde moderne est moins 1789 que 1881. Dans Notre jeunesse, Péguy écrit que « La date discriminante est située aux environs de 1881 » (III, 22). Sa révolte contre le « monde moderne » a pour grief les lois scolaires de Ferry et la victoire de l’intellectualisme sur l’intuition, de l’Université sur l’évidence populaire – celle de ceux qui ne pensent pas de travers dirait Montaigne. C’est moins la violence patriotique que la récitation d’un catéchisme incrédule sur les bancs des écoles, dès leur frontispice qui sépare l’Ancien et le Moderne. Au moment où la République enseigne le principe de la fraternité, la complexité de sa teneur, dans l’effervescence républicaine, n’est pas discutée. Elle est enseignée. La fraternité ne va plus de soi, elle devient une thèse au service de l’élan fondateur et résolument moderne. Force est de déplorer, avec Péguy, la dégradation de la mystique en politique, c’est-à-dire l’intellectualisme qui règne autour de la fraternité. À la lumière d’une remarque tirée de Notre jeunesse : « La mystique républicaine, c’était quand on mourait pour la République, la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit » (III, 156)[12] on pourrait dire que regretter que la fraternité ne soit plus de combat, que la fraternité n’ait plus d’ennemis, que la fraternité s’alanguisse dans une hypocrite gentillesse, dans une mécanique politesse.

“C’est un vieux sentiment, qui se maintient de forme en forme à travers les transformations”

L’esprit de la fraternité est déjà gravé en nous, en tant qu’il fait partie d’une intuition fraternelle, en tant que la fraternité est un esprit qui, dans l’histoire, noms s’incarne différemment. Dans un passage essentiel de sa réhabilitation d’un roman d’Antonin Lavergne consacré à la misère des instituteurs, De Jean Coste, Péguy évoque les métamorphoses d’un même et profond sentiment fraternel à travers les mots, à travers les âges, jusqu’au nôtre :

« D’âge en âge la fraternité, qu’elle revête la forme de la charité ou la forme de la solidarité ; qu’elle s’exerce envers l’hôte au nom de Zeus hospitalier, qu’elle accueille le misérable comme une figure de Jésus-Christ, ou qu’elle fasse établir pour des ouvriers un minimum de salaire ; qu’elle investisse le citoyen du monde, que par le baptême elle introduise à la communion universelle, ou que par le relèvement économique elle introduise dans la cité internationale, cette fraternité est un sentiment vivace, impérissable, humain ; c’est un vieux sentiment, qui se maintient de forme en forme à travers les transformations, qui se lègue et se transmet de générations en générations, de culture en culture, qui de longtemps antérieur aux civilisations antiques s’est maintenu dans la civilisation chrétienne et sans doute s’épanouira dans la civilisation moderne ; c’est un des meilleurs parmi les bons sentiments ; c’est un sentiment à la fois profondément conservateur et profondément révolutionnaire ; c’est un sentiment simple ; c’est un des principaux parmi les sentiments qui ont fait l’humanité, qui l’ont maintenue, qui sans doute l’affranchiront ; c’est un grand sentiment, de grande fonction, de grande histoire, et de grand avenir ; c’est un grand et noble sentiment, vieux comme le monde, qui a fait le monde. » Charles Péguy, De Jean Coste, PL. I, p. 1034.

Dire que nous sommes frères: sauver le Verbe

La force de la fraternité est de susciter l’interrogation; la fraternité tire sa force des discours et pratiques qui l’accompagnent. Être frère ce n’est pas se comprendre sans se parler, être frère c’est ne pas craindre de dire les choses. Pour sauver la fraternité il faut sauver la parole, en donnant de la valeur au malentendu plutôt qu’au silence. Autrement, l’histoire d’Abel et Caïn nous rappelle à notre archaïsme. « Quand ça ne s’adresse pas, ça se dresse » résume le commentateur. Au verset 8, chapitre 4 « Caïn dit à Èbel, son frère… »[13]. Le verbe de parole est employé de façon intransitive contrairement à l’usage hébraïque et français. La parole manque. Est-ce une lacune du texte biblique, est-ce un « manque à dire » de Caïn. Caïn s’adresse à Abel, sans rien lui dire. Caïn ouvre la bouche non pas pour parler mais pour dévorer son frère. « Caïn se lève contre Èbèl, son frère, et le tue » (Gn 4, 8). André Neher remarque que « tout se passe comme si l’oblitération du dialogue était source de meurtre. Parce que les frères […] sont incapables d’inventer le dialogue, quelque chose d’autre est inventé par eux, un substitut du défaut de parole : la mort »[14].

Nous pourrions circonstancier cette question en évoquant les nouveaux modes de communication. “Untel dit …” Ne retrouvons-nous pas ici le geste de Caïn qui nous menace à chaque fois qu’une parole est gardée pour soi, contre l’autre ? Il faut sauver la parole: non pas se croire invité à dire tout, non pas penser que son opinion est sollicitée à chaque fois qu’Untel dit. Être frère c’est tout autant être dans la posture d’Abel que de Caïn, dire et écouter – à ceci près que quelque chose est dit. Ce qui compte est de dire les multiples sens de la fraternité, qui elle aussi a sa généalogie compliquée, faite d’oublis et de recompositions, de ruptures et mariages heureux. C’est ainsi que le geste du sculpteur se comprend, il cherche à nous dire quelque chose de la fraternité, et nous devons l’écouter, autrement la communauté se scinde pour laisser place à une pluralité de communautés d’immeubles, où se joue une petite fraternité de syndic. Or le sculpteur ne travaille pas pour la copropriété.

La fraternité à l’épreuve du communautarisme

Dans le marbre républicain où est inscrite la devise un palimpseste est à déchiffrer, et surtout derrière le terme fraternité. À première vue, la fraternité est une notion vague, un principe dans lequel on ne croit plus, une notion qui avait un sens mais qui diffère selon les convictions de chacun. Si l’on gratte, on aperçoit que derrière une signification de la fraternité s’en cache une autre et derrière cette première signification, encore une autre : la fraternité chrétienne, la fraternité révolutionnaire, la fraternité républicaine. Le geste du sculpteur est réconciliateur et démesuré, il cherche à saisir toutes les métamorphoses de la fraternité à la fois. La force du sculpteur est de permettre à chacune d’être déchiffrée facilement, sa faiblesse est qu’à force d’être lisible elle devient plate, perd ses multiples significations et sous l’effet du temps, s’abîme.

Réconciliatrice et démesurée, toujours prônée et jamais atteinte, telle est l’ambiguïté de la fraternité. Continuons de lever les yeux pour la chercher sur les frontispices de la République, ne nous abaissons pas à hauteur d’hommes et refusons la tentation de s’enfermer avec ses confrères dans des réseaux de pensée, image d’une famille où nous serions tous frères par identité, par similitude, où le fil de nos pensées finirait par nous rendre consanguins, finirait par détruire toute parentalité, qu’elle soit divine ou humaine.


[1] Marcel David, Fraternité et Révolution française, Aubier 1987 Paris, pp. 26-27
[2] Marcel David, Fraternité et Révolution française, Aubier, 1987, Paris pp. 12-15
[3] Cité par Pierre Manent dans son Enquête sur la démocratie Collection Tel Gallimard pp. 424-425
[4] Cité par Compagnon, Antoine. « Péguy antimoderne », Le Débat, vol. 128, no. 1, 2004, pp. 156-182
[5] Cité par Gérald Antoine dans Liberté, égalité, fraternité ou les fluctuations d’une devise 1981 UNESCO Paris p. 136
[6] Marcel David, Le Printemps de la fraternité. Genèse et vicissitudes 1830-1851, Aubier 1992 Paris pp. 42-44
[7] Cité par Marcel David, extrait de Murailles révolutionnaires, t. I, p. 80
[8] Cité in « La consécration de la devise », La devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Presses Universitaires de France, 1997, pp. 40-72
[9] Cité par Armelle Le Bras-Chopard in Métamorphoses d’une notion: la solidarité chez Pierre Leroux
[10] Le Printemps de la Fraternité. Genèse et vicissitudes 1830-1851, Aubier 1992 Paris pp. 350-354
[11] Ibid.
[12] Cité par Compagnon, Antoine. « Péguy antimoderne », Le Débat, vol. 128, no. 1, 2004, pp. 156-182
[13] Cité par François Nault, in « La fraternité. En lisant Derrida, Schmitt et la Bible », Revue d’éthique et de théologie morale 2007/4 (n°247), p. 29-52.?DOI 10.3917/retm.247.0029
[14] Cité par François Nault, in « La fraternité. En lisant Derrida, Schmitt et la Bible », Revue d’éthique et de théologie morale 2007/4 (n°247), p. 29-52.?DOI 10.3917/retm.247.0029

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