Du franc-maçon à « l’ami des hommes » : les ambiguïtés du frère dans l’Aufklärung

Baptiste Protais

           Si le mot allemand Brüderlichkeit n’a été forgé qu’en 1813 pour désigner la fraternité de la Révolution française, par opposition avec la fraternité corporative de l’Ancien régime (Bruderschaft)[1], ce concept est latent dans la philosophie des Lumières allemandes : en effet, si les grands auteurs de l’Aufklärung[2] ne parlent jamais explicitement de fraternité, ils conçoivent tous l’humanité entière comme un ensemble de frères qui, en vertu de leur commune appartenance à l’espèce humaine, ont des obligations morales les uns envers les autres. Ce sens élargi du frère est certes très ancien, mais il prend une signification particulière au XVIIIe siècle : en effet, jusque-là, le mot pouvait désigner un frère de métier (corporations), un frère de religion (christianisme) ou encore un « frère électif » (dans les cités grecques[3]), mais un élément distinctif était toujours le socle de la fraternité : le métier, la religion, la cité. Or, ces éléments de rassemblement disparaissent progressivement pendant l’Aufklärung, avec d’une part le développement de l’idée de cosmopolitisme et d’autre part le retrait de Dieu qui laisse le champ libre à une réalité humaine indépendante – non que le XVIIIe siècle soit irréligieux mais, comme l’écrit Georges Gusdorf, « le rapport de l’homme à l’homme obtient une sorte de priorité sur le rapport de l’homme à Dieu »[4]. La fraternité devient ainsi une question philosophique : si Dieu ou l’État ne suffisent pas à rassembler des frères, y a-t-il encore un fondement à la fraternité ? À cette question qu’ils ne formulent jamais comme telle, les penseurs de l’Aufklärung apportent une réponse positive en réactivant l’antique notion d’humanité, ou d’idéal humain : parce que les êtres humains appartiennent tous ensemble à la même espèce, ils sont chacun fils de la nature et, par conséquent, ils sont tous frères. L’expérience montre pourtant que ce fait de la nature n’est pourtant pas manifeste : les êtres humains ne se représentent pas immédiatement comme frères les uns les autres. La reconnaissance mutuelle des frères permet de passer du fait naturel au concept éthique de la fraternité comme idéal. Mais l’idéal de la fraternité est gros d’ambiguïtés, surtout si l’on considère le fait naturel de la fraternité comme un mystère à découvrir, ou un secret à transmettre : la fraternité risque alors de se transformer en confrérie. C’est l’écueil dans lequel tombe la franc-maçonnerie et, pour l’éviter, il faut ajouter un troisième terme à l’humanité et à la fraternité : la considération de l’égalité. S’ils ont tous en commun la même origine, les frères sont avant tout liés entre eux par un respect et une bienveillance réciproque ; et loin d’être donné naturellement, ce lien dessine un horizon éthique de la fraternité.

           Cet article fera une large part à l’œuvre de Gotthold Ephraïm Lessing, dramaturge, critique littéraire et théoricien de la franc-maçonnerie, qui est l’une des figures les plus importantes de l’Aufklärung ; et, de façon beaucoup plus marginale, il mobilisera également un paragraphe de la Doctrine de la vertu d’Emmanuel Kant.

Les fils de la nature

           L’œuvre de Lessing est traversée par le souci de surmonter l’effective division de l’espèce humaine entre les nations et entre les religions. Le problème est d’autant plus urgent à résoudre qu’en l’absence de solution, les êtres humains semblent condamnés à se faire la guerre : les Allemands en ont fait l’amère expérience pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763). Cette question traverse particulièrement notamment les cinq dialogues maçonniques Ernst et Falk (1778-1780) ainsi que le poème dramatique Nathan le Sage (1779).

           Dans ces deux textes, Lessing introduit plusieurs fois une dualité fondamentale entre l’homme social et l’homme naturel, afin de montrer que le second type d’humanité permet de fonder une communauté humaine plus large et plus fraternelle. Ainsi dans le deuxième dialogue d’Ernst et Falk, Falk, qui est l’interlocuteur franc-maçon, distingue l’homme pur (blosser Mensch) de l’homme déterminé (solcher Mensch) et constate immédiatement que, de fait, « lorsqu’un Allemand rencontre un Français ou un Français un Anglais, ce n’est pas simplement un homme qui rencontre un autre homme vers lequel le pousse la similitude de leurs natures ; c’est un homme déterminé qui rencontre un autre homme déterminé, tous deux conscients de la différence de leurs orientations, qui les rend l’un pour l’autre froids, réticents et méfiants »[5]. La distinction entre l’homme pur et l’homme déterminé ne s’applique pas seulement aux différences nationales, mais aussi aux différences religieuses ainsi qu’aux différences de caste. Comme le dit Falk à Ernst, toujours dans le deuxième dialogue, la société crée trois sortes de maux : elle « ne se contente pas de diviser les hommes de les isoler en peuples et en religions différents […] : elle prolonge ces divisions à l’intérieur même et pour ainsi dire jusqu’à l’infini. […] Penses-tu qu’un état se conçoive sans différences de classes ? »[6]. La distinction de Falk rappelle celle de Saladin dans Nathan le Sage, qui utilise la métaphore de l’arbre pour distinguer l’homme social et l’homme naturel : « Je n’ai jamais exigé que tous les arbres aient la même écorce »[7]. Il y aurait donc, sous l’écorce de la nation, de la religion ou de la classe, un tronc commun de l’humanité. Il faut remarquer que, sous la plume de Lessing, il ne s’agit jamais d’enlever l’écorce de tous les arbres pour faire apparaître une humanité vierge de toute différence, mais de travailler à l’unification du genre humain par le sentiment d’une commune appartenance à la même nature.

           La conception de la nature comme mère joue ici un rôle fondamental. En effet, la nature apparaît à Lessing comme le dernier lieu d’une transcendance commune à tous les hommes : chacun est précédé par son appartenance à un tout plus grand, au-delà de lui, et cette origine commune à tous les êtres humains permet de fonder, en nature, une fraternité universelle. À la même époque, les milieux maçonniques avaient réactivé et réinterprété la figure égyptienne d’Isis-mère[8] et on sait que Lessing avait adhéré au panthéisme professé par Spinoza. De même que Spinoza avait identifié Dieu et la Nature, Lessing assimile l’Un et le Tout de sorte que la Nature apparaît désormais comme mère de tous les êtres. La possibilité d’une fraternité étant garantie par la réinterprétation de la nature comme mère, comment peut passer de cette fraternité naturelle, reçue, à la fraternité en acte ? Comment activer la fraternité ?

           La reconnaissance mutuelle semble être la condition d’une fraternité active : sans cette reconnaissance, l’alter ego n’apparaît que sous le jour de sa différence. Il faut reconnaître dans l’autre la trace de la même origine pour qu’il apparaisse comme un frère. Exemplaire est à cet égard le dénouement de Nathan le Sage : la pièce entière repose sur la fraternité cachée des deux personnages les plus jeunes, le Templier sauvé par Saladin et Recha, élevée par le juif Nathan, qui découvrent leur lien de parenté au cours de la scène finale[9]. La reconnaissance fraternelle est cependant une notion ambiguë car elle peut aller dans deux directions différentes : la fraternité close sur elle-même (fondée sur la participation commune à un mystère : on se reconnaît alors entre frères comme on se reconnaît par un mot de passe) et la fraternité ouverte (où la reconnaissance ne consiste pas dans le fait de se dire le mot de passe, mais de retrouver du même derrière les différences de l’autre).

De la confrérie à la fraternité

           Il faut distinguer deux cadences de la fraternité, la confrérie et la fraternité authentique, qu’on retrouve chez Lessing si l’on oppose la fraternité ouverte de Nathan le Sage à la fraternité maçonnique d’Ernst et Falk. Dans Nathan le Sage, la reconnaissance fraternelle consiste à retrouver dans l’autre des traits fraternels : par exemple, au début de la pièce, le Templier s’adresse en ces termes à Saladin : « Quoi ? La nature aurait mis un trait, un seul trait de moi dans l’aspect extérieur de ton frère, et cela resterait sans écho dans mon âme ? »[10]. Cette reconnaissance se fait presque sur le mode du sentiment, comme si seule une contemplation attentive permettait à elle seule de percer l’écorce de la fraternité. La reconnaissance du frère se fait sur un tout autre mode dans les dialogues maçonniques : il ne s’agit plus là d’une évidence, mais d’un mystère auquel on adhère sans clairement le comprendre. Ainsi, à la fin du troisième dialogue, Ernst entre en franc-maçonnerie de façon assez inexplicable – Lessing écrit simplement que « l’étincelle a jailli »[11], sans donner plus de précision. Pas de reconnaissance : la fraternité maçonnique reste fondamentalement mystérieuse et, par conséquent, exclusive.

           En effet, la confrérie maçonnique est fondamentalement aristocratique : elle est explicitement fondée sur l’idée qu’une avant-garde d’hommes éclairés doit guider l’humanité tout entière vers une fraternité universelle. De l’aveu même de Falk, « les francs-maçons [se donnent] pour tâche de rapprocher dans toute la mesure du possible les hommes que leurs divisions rendent si étrangers les uns aux autres »[12]. Si le modèle maçonnique de la fraternité repose donc, peu ou prou, sur une conception inégalitaire de l’humanité (certains sont plus lucides, plus capables de se consacrer au bien commun que les autres[13]), il faut cependant noter que la question de l’inégalité entre les frères ne vient pas de l’extérieur, mais au contraire directement du concept biologique de fraternité : dans toute famille nombreuse, il y a des rapports d’aînesse. L’inégalité n’est donc pas le véritable problème de la confrérie maçonnique. Le problème est bien plutôt que Lessing ajoute un degré supplémentaire, dans la mesure où la fraternité maçonnique ne consiste pas seulement dans le fait d’être fils de la nature, mais aussi dans celui de partager un secret. La conception maçonnique évite donc la radicalité du problème de la fraternité : tout homme, quel qu’il soit, est le frère de tout autre, non parce qu’il partage avec lui un secret, mais parce qu’ils ont la même origine. C’est l’origine commune, et non le secret partagé, qui fonde la fraternité authentique.

           Celle-ci se caractérise enfin par l’égalité réciproque entre les frères. Dans Nathan le Sage, une des leçons de la parabole des trois anneaux[14] est que la fraternité est renoncement à l’hégémonie. Au milieu de la pièce, Nathan raconte l’histoire d’un homme qui, ayant promis à ses trois fils l’unique anneau qu’il possédait, fit faire deux anneaux identiques afin de pouvoir en donner un à chacun ; chacun des fils, croyant posséder l’anneau original, revendique pour lui l’héritage du père, mais voyant qu’aucun d’eux ne pourrait l’emporter, ils finissent un à un par renoncer à l’hégémonie.

           L’idée selon laquelle l’égalité fonde la fraternité se trouve aussi, d’une autre manière, chez Kant. C’est en effet le sens qu’il faut donner à la distinction entre le philanthrope et l’ami des hommes[15], au §47 de la Doctrine de la vertu. Contrairement à la philanthropie, le concept d’ami des hommes « contient, en effet, la représentation et la juste considération de l’égalité entre les hommes, c’est-à-dire l’Idée d’être obligé par cette égalité même, tandis que l’on oblige d’autres hommes par des bienfaits ; on se représente ici tous les hommes comme des frères soumis à un père universel, qui veut le bonheur de tous »[16]. L’analogie du frère est particulièrement significative puisque Kant n’emploie presque jamais le mot frère au sens élargi : on retrouve essentiellement le mot dans sa correspondance, pour désigner son frère biologique. On peut donc dire que chez Kant l’ami des hommes est le concept correspondant au frère chez Lessing. Le frère est ainsi élevé à un degré suprême d’universalité et d’égalité : tous les hommes sont frères les uns des autres – ils « sont soumis à un père universel » – et ce lien naturel a pour conséquence une obligation éthique de bienfaisance réciproque. Le frère est obligé à faire le bien : cette tâche éthique s’origine dans un fait de la nature.

           La fraternité est ainsi définie, chez les penseurs de l’Aufklärung¸ comme un fait de la nature qui appelle une réalisation éthique. Parce que tous les hommes ont en partage la même nature, ils peuvent se reconnaître comme frères : soit sur le mode fermé de la confrérie maçonnique, soit sur le mode ouvert de la fraternité universelle. La dernière est assurément la plus magnifique, mais elle ne laisse pas sans interrogation : la raison humaine est-elle à la hauteur d’une telle exigence morale ? Peut-on attendre d’êtres raisonnables qu’ils se considèrent tous comme frères par la seule voie de leur intelligence ? Kant et Lessing savent bien que la raison humaine est parfois impuissante et qu’elle n’est trop souvent qu’une voix qui crie dans le désert. La fraternité apparaît dès lors comme une utopie : de même que les Lumières sont en mouvement, la fraternité est toujours un horizon.


[1] Johann Heinrich Campe, Wörterbuch zur Erklärung und Verdeutschung der unserer Sprache ausgedrungenen fremden Ausdrücke, 1813, Braunschweig, Schulbuchhandlung, pp.327-328. J. H. Campe fut notamment un observateur très privilégié de la Révolution française : il séjourna quelques semaines à Paris en août 1789 et fut au nombre des étrangers faits citoyens d’honneur de la République française par le décret du 26 août 1792. Cf. la recension de Gérard Laudin, « H.-J. Perrey, Joachim Heinrich Campe (1746–1818) » dans Francia-Recensio 2012/3 | Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500-1815) : http://www.perspectivia.net/publikationen/francia/francia-recensio/2012-3/FN/perrey_laudin. Page publiée le 13 septembre 2012 et consultée le 16 février 2018
[2] L’Aufklärung désigne les Lumières allemandes et, dans la suite de cet article, on utilisera cette notion pour bien montrer ce qu’ont de spécifique les Lumières allemandes : elles sont beaucoup moins antireligieuses que les Lumières françaises et surtout, comme l’indique le suffixe –ung, elles sont résolument dynamiques, elles n’indiquent pas un état stable de la raison mais un processus. Comme l’écrit Kant dans l’opuscule Qu’est-ce que les Lumières ?, le XVIIIe siècle n’est pas parvenu à un stade éclairé, mais il est en marche vers les Lumières
[3] Cf. Nicole Loraux, La Cité divisée. L’oubli dans la mémoire d’Athènes, Paris, Payot, 1997, chapitre 7 « La politique des frères » pp. 202-215
[4] Georges Gusdorf, Les principes de la pensée au siècle des Lumières, Paris, Payot, 1971, p. 353
[5] G. E. Lessing, Ernst et Falk. L’Éducation du genre humain, trad. Pierre Grappin, Paris, Aubier, 1946, p.58
[6] G. E. Lessing, op. cit., p. 63
[7] G. E. Lessing, Nathan le Sage, IV, 4, v. 2687-2688, trad. Robert Pitrou, Paris, Aubier, 1993, p. 293
[8] Pierre Hadot, Le voile d’Isis, Paris, Gallimard, 2004, pp.345-347
[9] G.E. Lessing, Nathan le Sage, V, 8, v. 3790 sq.
[10] G. E. Lessing, Nathan le Sage, I, 4, v. 704-706, trad. Robert Pitrou, Paris, Aubier, p. 111
[11] G.E. Lessing, Ernst und Falk, p. 85
[12] G.E. Lessing, Ernst und Falk, p. 69
[13] Pierre Grappin, « Lumières et franc-maçonnerie en Allemagne au XVIIIe siècle », dans Pierre Francastel (dir.), Utopie et institutions au XVIIIe siècle. Le pragmatisme des Lumières, Paris, Mouton&Co, 1963, p. 225
[14] G. E. Lessing, Nathan le Sage, III, 7, v. 1911-2054
[15] On retrouve la même expression dans Nathan le Sage, I, 3, v. 483
[16] Kant, Doctrine de la vertu, [1798], Ak. VI 473 ; trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1968, p. 151

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