Simon Etchart (4A)
La fraternité est une nécessité exigeante.
Nécessité pesante d’abord. La fraternité n’est pas l’amitié, que l’on choisit, que l’on creuse ou que l’on rompt à volonté. C’est une contrainte, une appartenance à un groupe dont on ne peut s’échapper : la fratrie. Ses membres nous sont liés à vie, nécessairement. Pour Simone Weil, le collectif c’est la société, celle qui s’impose aux personnes avec ses contraintes propres : là où le but de la personne est d’atteindre la justice impersonnelle, le collectif va proposer à la personne de se dissoudre en lui et d’abandonner là cette recherche. Une fois dans le groupe, la personne se voit fournir un rôle à jouer. Et la fratrie n’est-elle pas justement un de ces collectifs qui pèsent sur la personne ? Dans son horizontalité, cette fraternité dilue en elle l’individualité de ses membres ; mais elle ne vaut que pour ses membres, rejetant au loin les « autres ». La fraternité est une nécessité pesante : pour ses membres, qui ne l’ont pas choisi mais qui subissent son attraction corrosive ; pour les autres, dont elle ne prendra jamais en compte l’existence.
Nécessité gracieuse toutefois. Car à la fraternité horizontale et écrasante du collectif répond une verticalité salvatrice de l’individu. L’introduction d’un tiers à la fratrie l’ancre dans une relation qui dépasse la simple somme des relations entre ses membres. Ce tiers, c’est l’origine commune ; que sont des frères sans parents ? La fraternité n’est plus une dissolution de la personne dans le collectif ; tout au contraire c’est la reconnaissance d’un héritage en commun, qui n’est pas une contrainte pour le comportement future mais une richesse passée sur laquelle s’élever individuellement. Et pour peu que l’on se place dans une optique chrétienne, la reconnaissance du trésor commun passe par la conversion libre et rationnelle de chacun. Se mettre à la suite du Christ, c’est reconnaître en tout homme un frère en puissance, appelé lui aussi à la conversion. Et ce n’est plus un poids, imposé, qui nous fait trébucher ; mais un fardeau léger dont on s’équipe volontairement.
Voilà donc le mouvement général que nous avons voulu inspirer à ce nouveau numéro de Kérygme – dans la limite de l’autonomie accordée à nos rédacteurs : devant la difficulté de la fraternité biologique (I), l’homme s’est pensé frère en idéal, dans une vision politique (II) ; et la verticalité demeurant la clef d’une fraternité qui ne détruit pas, le projet chrétien est le modèle de fraternité heureuse, en Christ (III). Toutefois, loin d’être une notion théorique qui se révélerait pratiquement stérile, la fraternité trouve son aboutissement dans l’action. C’est pourquoi le premier article, en liminaire, présentera un exemple de fraternité sur le terrain, par le témoignage de Delphine, qui a vécu dix mois le quotidien des bénévoles d’ATD Quart-Monde au Guatemala. Déjà, la fraternité prend son sens dans le repoussement de ses frontières, bien au-delà du simple lien de sang.
La première partie cherche à montrer que la difficulté inhérente aux fratries de sang est un fait anthropologique repéré aussi bien par la Bible que par des textes profanes, comme Antigone. La réflexion menée par les différents auteurs d’Antigone montre un personnage balancé entre les contradictions du devoir fraternel ; prête à mourir pour son devoir envers Polynice, elle se montre très violente envers sa sœur Ismène. L’Ancien Testament n’est pas plus naïf sur les relations entre frères et sœurs, mais apporte une touche d’espoir. Entre l’épisode d’Abel et Caïn, qui lie première fratrie et premier homicide, et la réconciliation de Joseph avec ses frères, la Genèse dévoile une évolution de l’homme qui est accompagnée par Dieu, et qui culmine avec le pardon mutuel de la famille de Jacob-Israël.
La deuxième partie examine trois moments historiques durant lesquels les hommes ont cherché à se donner une fraternité plus large que celle de la famille, en s’interrogeant sur les implications politiques d’une telle entreprise. En premier lieu, la mystique de la charité de l’ordre cistercien allie les deux notions : une vue politique, par le geste de la fuite du monde ; et la recréation d’une fraternité dans le monastère, qui cherche à sublimer l’amour pour Dieu dans l’amour pour ses frères. Plus tard, la philosophie des Lumières est l’occasion de réinterroger la fraternité ; le concept, exploré notamment dans l’oeuvre de Lessing, s’éloigne de sa connotation religieuse et en vient à désigner tout homme comme frère, avec les obligations morales qui en découlent. Mais à rebours de cet élargissement éclairé, l’interprétation de la franc-maçonnerie risque de réduire la fraternité au partage non d’une humanité, mais d’un secret initiatique. La fraternité en politique n’est pas en effet exempte de dérives. L’épisode révolutionnaire et ses suites le montre ; et il faut, pour comprendre la présence encore actuelle de la fraternité dans la devise républicaine, mettre en regard la pensée révolutionnaire et la pensée politique grecque. C’est ce que se proposent de faire les deux derniers articles de cette partie, écrits ensemble et destinés à être lus l’un après l’autre.
La troisième partie s’ouvre sur l’irruption du tiers dans la relation de frère, avec le message chrétien sur la fraternité. Le premier article montre l’impérieuse priorité que Jésus confère au devoir de conversion face au devoir envers ses frères de sang ; et comment il substitue à ceux-là des frères en Christ, lui qui est « fils aîné d’une multitude de frères » selon saint Paul. Il ne s’agit plus de se penser frères dans une horizontalité au mieux stérile, au pire destructrice ; mais frères dans la Résurrection, fils d’un Père commun qui nous donne son Fils en frère. Cette idée se manifeste de manière particulièrement riche dans la vie des premières communautés chrétiennes, qui se définissent fondamentalement comme une communauté de frères. Au XIIème siècle, c’est dans la vie de saint François d’Assise qu’on peut trouver à nouveau la vocation des croyants à vivre en frères ; son passage d’une vie de camaraderie à une vie de fraternité, mais surtout ses interrogations quant aux modalités d’organisation d’un ordre franciscain qui croît à vive allure, laissent à voir une réflexion sur la spontanéité et la portée du sentiment fraternel.
Deux élargissements achèvent notre réflexion. D’abord, il faut aborder la question de l’œcuménisme : dans la multitude des frères du Christ, l’Histoire a divisé. L’on se demandera si la fraternité n’est pas précisément le moteur qui permettrait au dialogue œcuménique d’avancer. Finalement, l’élargissement ultime, qui repousse les limites des frères aux animaux et à la Création, est osé ; mais après tout, notre Père n’est-il pas aussi le Créateur de la nature ? En s’intéressant particulièrement à l’épisode du loup de Gubbio dans la vie de saint François, il s’agira de penser la place de l’homme dans la Création, au travers de la notion d’écologie intégrale développée dans le Laudato Si’ du pape François.
Il convient d’achever cette entrée en matière en rappelant que la fraternité trouve en l’actualité de l’action de l’Église une pertinence sans cesse rappelé par le Pape. C’est bien sur cette base solide, ciment de toute action collective durable, que peuvent être affrontés les défis de notre siècle.
« Sans partage fraternel, une authentique communauté ecclésiale ou civile ne peut être créée : il n’y a qu’un groupe d’individus motivés par leurs propres intérêts. Seule la fraternité peut garantir une paix durable, vaincre la pauvreté, éradiquer les tensions et les guerres, éradiquer la corruption et le crime »
Pape François, message de Pâques à Rome, 2 avril 2018