Grégoire Lunven
« Frère loup, tu fais ici beaucoup de dommages, et tu as commis de très grands méfaits, blessant et tuant sans permission les créatures de Dieu… Mais je veux frère loup, faire la paix entre toi et ceux-ci, de telle sorte que tu ne les offenses plus, et qu’ils te pardonnent toutes les offenses passées, et que ni les hommes ni les chiens ne te poursuivent plus »[1].
Le Loup de Gubbio, peint par l’artiste siennois du XVème siècle Stefano di Giovani, dit Sasseta, représente cette scène issue d’un passé où hagiographies et contes légendaires s’entre-mêlent. Nous sommes à Gubbio, prospère ville d’Ombrie, aux environs de l’an 1220. saint François y séjourne, faisant étape quelques jours avant de reprendre le cours d’une vie d’itinérance. Les habitants lui apprennent l’existence d’un loup qui les terrorise : errant dans la campagne environnante, la bête dévore non seulement les animaux mais aussi les hommes. On observe sur l’œuvre de Sasseta, à droite, quelques restes sanglants des agapes anthropophages du canidé. Retranchés derrière leurs remparts, les Eugubins n’osent plus s’aventurer hors de la ville autrement que lourdement armés. En dépit de ces précautions, le loup parvient toujours à faire festin d’un malheureux. François porte alors ses pas vers l’animal, sans arme. À son approche, le loup s’apprête à bondir, gueule béante. saint François fait un signe de croix et, dialoguant avec l’animal, il lui demande la paix, comprenant que le loup est dépourvu de méchanceté et de cruauté gratuite : il ne dévore que par faim. Le Saint propose un accord simple : que les villageois le nourrissent, et il ne se nourrira plus d’eux. Prêchant la cause de l’animal devant les Eugubins rassemblés – que l’on voit sur l’œuvre de Sasseta, à la fois massés devant les portes et observant depuis les remparts, François demande au loup un signe pour sceller la promesse. Au vu de tous, le loup pose sa patte dans la main de François.
Le lecteur d’une telle histoire pourra la considérer, au gré de sa sensibilité spirituelle ou culturelle, selon plusieurs perspectives : celle d’un miracle – témoignage de l’extraordinaire personnalité de saint François – , celle d’un mythe ou d’un conte issu d’une époque fertile en merveilleux, ou encore selon l’angle d’un récit à fondement historique : après tout, les ossements d’un canidé identifiés comme appartenant probablement à un loup ont bien été exhumés en 1871 sous l’autel de l’église San Francesco della Pace à Gubbio, traditionnellement considéré comme l’emplacement où le loup de saint François aurait vécu[2].
Nous choisissons pour notre part de tenter d’y reconnaître un exemple appliqué de cette fraternité cosmique dont traite Jean Hédin dans la dernière partie de son article sur la fraternité franciscaine. Cette fraternité cosmique, ou fraternité écologique, est aussi celle qui guide l’encyclique Laudato Si du Pape François. Dans ce texte si généreux de sagesse pour notre temps, nous sommes invités, à l’image de saint François dans son cantique des créatures, à nommer pour frères et sœurs le soleil, la lune, les oiseaux… Mais qu’en est-il du loup ? Cet animal terrifiant, effectivement l’auteur de plus de milliers d’attaques mortelles pour l’homme en France du XVème au XXème siècle[3], peut-il vraiment être considéré de manière fraternelle ? En début d’année, un éditorialiste d’un magazine hebdomadaire citait le rapport – daté du 3 février 1693 – d’un curé du sud de l’Île-de-France : « aujourd’hui, on a inhumé une partie de la tête de Marie Mignet, qui a été trouvée dans bois de Marcoussis où elle a été dévorée par les loups en gardant les vaches le premier jour dudit mois, âgée de 11 ans environ’’ »[4].
Lorsque le Pape François écrit : « créés par le même Père, nous et tous les êtres de l’univers, sommes unis par des liens invisibles, et formons une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble »5[5], ne donne-t-il pas dans un angélisme qui eût fait tousser le curé du sud de l’Île-de-France susmentionné ? Que signifie « fraternité écologique » lorsqu’elle est appliquée aux relations entre l’homme et une créature chargée d’un imaginaire tout sauf fraternel[6] ?
À l’aide du livre de Baptiste Morizot[7] intitulé Les diplomates et portant sur les relations qu’entretiennent hommes et loups, nous verrons que la fraternité écologique appliquée au loup peut résulter d’exercices spirituels d’attention (I). Ces exercices ouvrent la porte à la découverte d’une relation fraternelle d’écologie intégrale (II).
I. Des exercices spirituels d’attention pour percevoir une relation fraternelle
Dans les premières pages de son livre, Baptiste Morizot raconte l’histoire de saint François et le loup de Gubbio. Il consacre saint François comme le premier de ces diplomates homme-loup, c’est à dire de ces hommes qui firent l’effort de comprendre le loup. D’après Morizot, dans ce fioretti, « le commun entre l’humain et le loup, la langue véhiculaire, est le Verbe divin »[8]. Saint François aurait reçu de l’Esprit Saint le don de « la diversité des langues » (Epître aux Corinthiens 12.8-13) étendu jusqu’aux langages des animaux. Saint François peut appeler le loup son frère grâce à ce don.
À défaut de recevoir immédiatement ce don de l’Esprit Saint, une démarche d’attention qui rejoigne la manière dont saint François, dans sa prière, se laissait simplement à être, semble un bon préalable. Eloi Leclerc, dans Sagesse d’un pauvre, raconte à propos de François :
« Sa prière n’avait point de formules. Il écoutait surtout. Il se contentait d’être là et de prêter attention. On eût dit qu’il faisait le guet, comme un chasseur. Il vivait ainsi de longues heures d’attente, attentif au moindre mouvement des êtres et des choses qui l’entouraient, prêt à découvrir le signe d’une présence. Le chant d’un oiseau, le bruissement des feuilles, les acrobaties d’un écureuil et jusqu’à la lente et silencieuse poussée de la vie, tout cela ne parlait-il pas un langage mystérieux et divin ? Il fallait savoir écouter et comprendre, sans rien rejeter, sans rien troubler, humblement et dans le plus grand respect, en faisant silence en soi-même. »[9]
Rapporté au Loup, Bastien Morizot propose une « ascèse du silence » qui s’exprime en des termes proches, ceux de la contemplation : « c’est un exercice spirituel exigeant et libérateur que de scruter, un carnet imperméable sous les doigts, couché dans les buissons de sauge, une meute de la Lemar Valley, plusieurs heures durant, jusqu’à ce que le froid vous chasse, en notant scrupuleusement ce que l’on voit, et pas ce que l’on comprend »[10]. Cet exercice spirituel engage d’abord ceux qui participent à des recherches scientifiques sur le loup, nous rappelant par là que « l’investigation scientifique n’est qu’une forme de la contemplation religieuse »[11]. Mais cet exercice s’ouvre aussi à tous. Il n’est heureusement pas nécessaire d’être garde forestier à Yellowstone suivre les pistes proposées par Bastien Morizot : « on peut évoquer, à titre d’exemples, l’ascèse d’une description éthologique sans interprétation (verbes et tirets), l’analyse extensive de documentaires animaliers sans le son[12] ; […], pister ; exercer l’attention ontologique aux relations et le soin éthique des relations […] ; explorer les savoirs vivaces sur évolutions et coévolutions, en écologie des relations et des communautés, en psychologie évolutionniste, puis exercer une sensibilité à la poésie des manières d’être vivant. »[13]
Par ailleurs, Baptiste Morizot propose deux autres types d’exercices spirituels passablement étranges, qui nécessitent qu’on rappelle d’abord les paroles du Pape François : « Si nous prenons en compte la complexité de la crise écologique et ses multiples causes, nous devrons reconnaître que les solutions ne peuvent pas venir d’une manière unique d’interpréter et de transformer la réalité. Il est nécessaire d’avoir aussi recours aux diverses richesses culturelles des peuples [nous soulignons], à l’art et à la poésie, à la vie intérieure et à la spiritualité. Si nous cherchons vraiment à construire une écologie qui nous permette de restaurer tout ce que nous avons détruit, alors aucune branche des sciences et aucune forme de sagesse ne peut être laissée de côté, la sagesse religieuse non plus, avec son langage propre »[14]. Dans le cadre du pistage du loup et afin de comprendre au mieux son comportement, Baptiste Morizot propose en effet de s’inspirer de la « délocation chamanique », c’est à dire de cet exercice spirituel qui consiste à « déplacer son esprit dans le corps d’un animal – souvent un félin un loup ou un rapace »[15]. Cette délocation est tout simplement un moyen « d’élaborer des hypothèses proactives pour […] comprendre comment [le loup] organise son territoire dans son rapport aux activités humaines »[16]. Il s’agit donc d’une expérience de pensée qui permet de retrouver les intentions du loup, afin d’échapper à l’erreur qui consiste à considérer les êtres vivants comme des machines dénuées d’intériorité. Enfin, last but not least Morizot suggère d’emprunter aux Indiens Kwakwaka’wakw du littoral nord-ouest américain l’usage de leurs « masques à transformation ». Ces masques « recèlent un mécanisme actionnable, qui permet d’ouvrir une première face animale, sur une face intérieure humaine (avec parfois plusieurs niveaux)[17]. « Se bricoler un masque à transformation [dans ce cas précis, naturellement à motif lupin], actionnable à l’envi, [permet] d’accéder, par cette métamorphose, aux exo-rationalités des autres vivants »[18]. La métamorphose est entendue ici « comme l’un des moyens que l’ontologie animiste a inventés pour que des subjectivités analogues mais engoncés dans des habits corporels incommensurables, puissent néanmoins communiquer sans trop d’entraves »[19]. Dit autrement, le fait de s’essayer à la métamorphose lupine contribue, selon Morizot, à accéder à la perspective du loup.
L’ensemble de ces efforts spirituels d’attention – si déroutants soient-ils – mène à découvrir la relation fraternelle d’écologie intégrale qui nous unit au loup.
II. La découverte d’une relation fraternelle d’écologie intégrale
Le livre de Baptiste Morizot est riche d’un savoir qui vient illustrer le propos de l’encyclique Laudato Si’ selon lequel nous sommes tous partie « d’une famille universelle », « unie par des liens invisibles ».
Grâce à une largesse de vues qui englobe l’ensemble des populations lupines de la Création, Baptiste Morizot met le doigt sur une énigme : on remarque que les comptes-rendus d’attaques sur les hommes par des loups sont très significativement plus nombreux en Europe qu’en Amérique. Les loups ne sont anthropophages que d’un seul côté de l’Atlantique quand bien même il s’agit de la même espèce, Canis Lupus. Le loup est précisément reçu comme un frère dans l’imaginaire de certaines populations outre-Atlantique : « En Alaska, les Indiens Tanaina formulent que les loups ont été, à une époque, des hommes et qu’ils sont donc frères »[20], « un conte [amérindien] conseille au marcheur perdu dans la forêt d’appeler le loup à l’aide pour retrouver son chemin »[21], et enfin, pour certains Amérindiens des Plaines, le loup est un « maître des chasses », c’est à dire que « le loup leur a enseigné, dans un passé hors du temps, leurs techniques de chasse les plus fondamentales »[22]. La théorie de l’auteur des diplomates consiste à soutenir que le comportement anthropophage du loup provient des relations différentes que les hommes ont eu avec lui de part et d’autre de l’Atlantique. Entre autres hypothèses, le fait que de nombreux morts aient été laissées sur les champs de batailles européens au cours de l’histoire, à la merci du loup, tandis que les Amérindiens avaient pour coutume répandue de brûler les corps de leurs défunts a pu conduire le loup européen à s’habituer à la chair humaine. Autrement dit, la relation que nous avons eu au cours des siècles avec le loup a contribué à définir ce qu’il est devenu.
Autre découverte mise en évidence par Baptiste Morizot, il existe bien, comme l’histoire de saint François et le loup de Gubbio le laissait présager, un véritable langage qu’il est possible d’utiliser pour communiquer avec le loup. Les odeurs, en particulier, sont d’un précieux ressort : « Dans l’Etat du Montana, le biologiste américain Dave Ausband s’est inspiré des codes olfactifs utilisés par les meutes pour délimiter leurs territoires : il a synthétisé des odeurs mimant une meute puissante, les a déposées sur 50 kilomètres de long et a ainsi dissuadé la plupart des loups, au moment des alpages, de s’approcher des troupeaux »[23]. Cette communication n’a rien de purement mécanique : « les éthologues ont découvert à Yellowstone, au prix de très longues et patientes observations, […] que les meutes de loups sont des dynasties historiques, dans lesquelles les individualités jouent un rôle majeur »[24].
Enfin, à l’image de saint François demandant « qu’au couvent on laisse toujours une partie du jardin sans la cultiver, pour qu’y croissent les herbes sauvages, de sorte que ceux qui les admirent puissent élever leur pensée vers Dieu, auteur de tant de beauté »[25], c’est parce que nos campagnes françaises sont de plus en plus sauvages que le loup peut y revenir. La raison structurelle du retour du loup est la diminution de « l’appropriation humaine de la production primaire nette, c’est-à-dire de la production de biomasse par la photosynthèse terrestre »[26]. C’est bien de cette part d’herbes folles, d’immaîtrisé, de non-domestique, qui permet d’accomplir l’écologie intégrale à laquelle nous appelle Laudato Si’ : « loin d’être maître et dominateur, l’homme se voit désormais confier le rôle de médiateur : en nommant les autres êtres vivants et en s’émerveillant de la familiarité des liens par lesquels il leur est relié (Laudato Si’, § 92), il se fait partenaire de leur déploiement et participe ainsi de l’achèvement de la Création »[27].