Jean Hédin (5A)
La différence fondamentale entre la fraternité et l’amitié est que la première suppose l’appartenance à un même père. On choisit ses amis, on reçoit ses frères. La relation amicale ne dépend que de la volonté des amis qui peuvent la rompre s’ils le décident. La fraternité, en ce qu’elle prend sa source dans une filiation qui dépasse la relation purement horizontale, est indestructible. Ce n’est pas un hasard si la fraternité occupe une place aussi importante dans la vie et l’œuvre de saint François. Ce jeune franco-italien naît à la fin du XIIème siècle dans un contexte de profondes mutations économiques et sociales, où les relations sont perverties à au moins trois niveaux. Celui des cités tout d’abord, qui s’engagent dans des luttes fratricides, comme celle entre Gènes et Pise, qui aboutit à la fin du XIIIème siècle au déclin irrémédiable de cette dernière. François, dans sa jeunesse, participe lui-même à la guerre —plus modeste— entre Assise et Pérouse, qui lui vaudra un an d’emprisonnement après la victoire de la seconde. Le XIIIème siècle italien est aussi marqué par des luttes de classe, entre les marchands fortunés issus du petit peuple, les popolo (tel que le père de François), et les nobles déshérités ; entre les partisans de l’Empire (les Gibelins), et ceux de la papauté (les Guelfes). Enfin, cette fracture sociale provient elle-même de la recherche du profit qui fausse les relations entre les hommes. C’est fort de ce constat qu’il se résigne à refonder intégralement sa vie dans l’amour du Christ, et c’est dans ce processus de retour à l’Évangile qu’il quitte ses amis pour des frères. La fraternité chez François est nourrie par une volonté d’enracinement en Dieu, ce père qu’il n’a jamais eu (son père biologique a renié son choix de vie). Il ne faut toutefois pas interpréter son refus des richesses comme un rejet de toute forme de hiérarchie, tel un réformateur ivre de rancœur contre une Église corrompue et fanatisée. Cette lecture très moderne de saint François correspond peu à la réalité d’une vie nourrie par l’obéissance à l’Église ; car si la vie fraternelle correspond, au moins en ses débuts, à la spontanéité causée par la joie de vivre ensemble, celle-ci nécessite, comme saint François le comprend, une règle, avec la rédaction de laquelle il ne sera certes jamais à l’aise, mais à laquelle il se résignera ; et surtout, une filiation à l’Église, à Dieu et à la Création toute entière, c’est à dire : un ordre, seule clef de la fraternité authentique.
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De la camaraderie à la fraternité
A) Une soif d’absolu qui le détourne progressivement de la vie mondaine
La jeunesse de François est marquée par un désir d’authenticité dans ses relations, désir qui le conduit, à vingt-trois ans, à réaliser la vacuité de la vie de jeune homme qu’il a menée jusqu’alors. Jusqu’à cet âge en effet, il n’a que des compagnons de débauche. Très jeune, il devient le chef et le « roi » d’une bande de jeunes bourgeois qui circulent toute la nuit dans Assise, crient fort, boivent sec et s’offrent des repas plantureux, à la fin desquels ils chantent des romances, à la manière des troubadours du Languedoc. C’est encore avec ses compagnons qu’il s’engage dans la guerre qui oppose Assise à sa voisine Pérouse. À l’issue d’une bataille qui tourne à l’avantage de celle-ci, on l’enferme avec ses camarades pendant une longue année. Après sa libération par son père, il entreprend de faire route avec des compagnons d’arme, notamment le comte Gauthier qui, avec quelques chevaliers français, mettent leur épée au service du pape et se disposent à chasser d’Italie les Allemands à la solde de l’Empereur germanique. C’est à cette époque qu’il se met en tête de devenir quelqu’un, un chevalier illustre. Il aime s’en vanter auprès de ses amis. Mais cet idéal se révèle stérile : il s’en rend compte à la seconde étape de son parcours, lorsqu’il croit entendre la voix de Dieu qui lui dit : « pourquoi t’occupes du serviteur et non du maître ? » cette phrase, qu’il met longtemps à comprendre et le laisse sur le moment songeur, a le mérite de montrer la vanité de sa quête de gloire. De retour à Assise, il ne souhaite plus retourner à la vie mondaine. Et se regardant, il se méprise et regrette les longues années perdues. On est en 1205. François a vingt-trois ans.
B) La naissance des Frères mineurs
Ce refus de la vie mondaine et des richesses n’est pas un pur caprice de jeune bourgeois, comme le pense au début son entourage. François voit son dénuement comme l’imitation du modèle du Christ. Et, comme le Christ chemine avec des disciples, François s’entoure de frères. Juste après ses premiers prêches, un jeune noble d’Assise, du même âge que François, vient le trouver et lui avoue que, longtemps, il l’avait pris pour un fou : mais que maintenant, éclairé par la grâce de Dieu, il l’admire et veut l’imiter. Ce jeune homme s’appelle Bernard de Quintavalle. Après leur entrée dans l’absolue pauvreté, un deuxième jeune homme riche les rejoints : Pierre de Catane, conseiller juridique des chanoines d’Assise, puis un troisième, Gilles (ou Egide). Ils sont bientôt douze. Il semble que François n’ait pas immédiatement pris conscience de la nécessité d’écrire une règle pour la vie en communauté, car lui-même et ses compagnons ne se considèrent pas (et ne seront jamais) moines. Ils sont simplement, selon ses propres dires, « les jongleurs du bon Dieu ». Le « deuxième Christ », comme on a souvent surnommé François, n’est pas de ceux qui règlent les rapports communautaires par écrit. La seule loi, celle qui transcende toutes les autres, c’est l’Évangile ; et comme l’Évangile est tout autant parole que texte, il doit être vécu et transmis. François envoie ses frères prêcher deux par deux pour annoncer le Royaume à toute la terre. Il songe même à aller convertir le sultan de Tunis, auprès duquel il se rend, au milieu de sa vie. Pourtant, les frères ne prétendent pas vivre uniquement « d’amour et d’eau fraîche », car leur vie est réglée par le travail. Il ne faut pas non plus penser que François et ses frères ne vivent que de mendicité. Ils mendient quand ils n’ont pas le temps de travailler, à cause de leurs marches et leurs prédications. Mais François veut les voir travailler de leurs mains pour gagner la nourriture de chaque jour, et il donne lui-même l’exemple. Cet homme d’exemple, ce saint, reprend très sévèrement ceux qui se laissent aller à la commode oisiveté : il les appelle « les frères mouches » qui sont toujours là pour manger, dit-il, mais jamais pour travailler. Telle est la condition des frères mineurs.
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La fraternité chez saint François
A) La fraternité au cœur de la vie franciscaine
À côté de la mobilité apostolique et de la pauvreté pascale, ce qui caractérise essentiellement la nouvelle forme de vie évangélique, ce sont les nouveaux rapports humains à l’intérieur du groupe lui-même. Dégagée de tout fief et de toute seigneurie, la communauté franciscaine prône l’égalité entre les frères. Tous les membres sont également frères. La jeune communauté est, au plein sens du mot, une fraternité. Beaucoup d’auteurs ont voulu opposer la fraternité franciscaine à l’ordre monastique, et ont vu dans la fraternité franciscaine une forme d’anarchisme : « De par l’intention expresse de François d’Assise, ses premiers compagnons constituent non pas un Ordo, mais une Fraternitas, avec la coloration anarchique du mot »[1]. François répudie le paternalisme abbatial et féodal. Le terme « fratres », ressaisi dans sa verdeur évangélique, devient désormais le nom propre des membres de la nouvelle communauté, nom qui les distingue des moines et des chanoines. En vérité, il désigne un style original de rapports humains, au sein d’un groupement religieux. Ce style nouveau apparaît alors à bien des hommes comme une libération. Au fond, ce que les communes à l’origine aspiraient à réaliser, mais en vain à cause du règne de l’argent, François et ses compagnons le vivent, sur le plan religieux, en suivant l’Évangile. Ceci explique le succès rapide et immense de la jeune fraternité franciscaine. En venant à celle-ci, le chrétien a le sentiment d’entrer dans un milieu vital plus épanouissant que les Ordres monastiques anciens, devenus trop souvent, par certains de leurs aspects, « des transpositions monastiques de la féodalité laïque »[2]. Une ou deux fois par an, tous les frères se rassemblent en chapitre. Ces réunions jouent un rôle essentiel dans la vie de la fraternité. Les chapitres sont l’expression de tous à la vie de la fraternité. Dans une grande liberté, les frères rédigent et promulguent leurs lois, qu’ils définissent leur orientation et prennent les grandes décisions qui engagent l’avenir de la communauté. Ainsi le mouvement franciscain se présente à ses débuts comme une prodigieuse prolifération de petites fraternités à travers l’Italie et bientôt toute l’Europe. Leur terrain d’élection est le milieu urbain. La carte des maisons franciscaines coïncide bientôt avec la carte urbaine de la Chrétienté. Vécue en contact avec la jeune société urbaine, cette vie évangélique répond à ses aspirations et ses interrogations.
B) Le défi d’une règle pour la fraternité
Toutefois, ainsi que l’évêque d’Assise le fait remarquer à François, des problèmes d’organisation commencent rapidement à se poser. Il faut instruire les nouveaux arrivants, renvoyer avec tact ceux qui ne semblent pas avoir une vocation solide, soigner les malades… Il faut une règle, et François s’en préoccupe. Une première règle, appelée « Proposititum », est écrite en 1209 et soumise au pape qui l’accepte. Certes François est méfiant à l’idée d’une règle qui organiserait dans le détail les rapports entre les frères, et qui instituerait une obéissance susceptible de briser la spontanéité de la vie évangélique. Pourtant c’est une règle de la nature que la croissance d’un groupe nécessite un minimum d’encadrement, et François n’est pas homme à ignorer la nature. La question de la règle se pose dans toute son acuité après son retour d’Égypte où il a rencontré, en septembre 1219, le sultan Al-Kamel qu’il a tenté vainement de convertir. François découvre alors une fraternité divisée en deux camps : d’un côté, les fidèles, partisans de la vie évangélique telle que François et ses premiers compagnons l’ont vécue, dans le dépouillement et la grande liberté des enfants de Dieu ; de l’autre, les novateurs qui veulent organiser et réglementer cet évangélisme sauvage, en le coulant dans des formes de vie plus traditionnelles et plus sûres. Entre ces deux camps, la tension croît. Une rupture menace. Ce qui montre que François n’est pas l’anarchiste avant l’heure que l’époque moderne a souvent voulu voir en lui, c’est l’inévitable décision qu’il prend, à ce moment, de consolider la règle écrite en 1209 et aménagée en 1221. Certes ce n’est pas de gaieté de cœur. Mais François est assez réaliste pour prendre une telle décision. Dès son débarquement en Italie, il obtient du pape un protecteur, le cardinal Hurgolin. Avec tact, le cardinal s’emploie à convaincre François de la nécessité de donner à l’ordre un cadre de vie plus adapté à la multitude des frères. François réussit à obtenir du cardinal qu’ « aucun des frères, écrit François dans la règle de 1221, ne puisse avoir de pouvoir de domination, surtout sur ses compagnons »[3]. La bulle « Cum secundum » d’Honorius III instaure le noviciat et interdit de quitter l’ordre après la profession de foi. Mais le réalisme de François le pousse également à réaliser qu’il n’est pas fait pour gouverner des frères. C’est à ce moment qu’il décide d’abdiquer et de laisser Elie de Cortone (1880-1253) devenir vicaire général de l’Ordre. À la simplicité de la vie évangélique succède alors l’esprit des communes, chez ce juriste de formation : donner pignon sur rue à l’ordre franciscain, en poussant à fond le développement des études et des missions, faisant entrer la fraternité franciscaine dans une ère de triomphalisme. François ne l’avait pas vu venir.
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Une fraternité indissociable d’un ordre
A) L’amour de l’Église et la soumission au pape
Ce qui montre que François n’est pas le rêveur doux et mystique que l’on dépeint parfois, c’est sa totale soumission au pape. Faisons un bref retour en arrière. Au cours de l’été 1210, lui et ses frères prennent la route de Rome. Ils y rencontrent par un curieux hasard l’évêque d’Assise, figure édifiante pour François, qui obtient pour eux une audience du pape Innocent III. Il ne fallait pas que ce dernier pût croire que François et ses compagnons étaient des sectaires, comme les hérétiques du temps. L’Église en effet, se soucie de préserver un équilibre entre la spontanéité de la vie évangélique et la nécessité d’un ordre religieux établi. François, avec son choix de vie fraternelle au sein de l’Église, paraît s’inscrire dans cet équilibre. Le pape, après deux audiences, le bénit ainsi que ses frères. François reçoit la permission de prêcher et de désigner ceux de ses frères qui en sont également capables. Tous reçoivent la tonsure des mains du cardinal de Saint-Paul, pour bien marquer qu’ils sont hommes d’Église. L’appellation « frères mineurs » qui situe les compagnons de François parmi les petites gens, exprime aussi leur attitude profonde vis-à-vis de l’Église et leur position au sein de l’Institution. Ce n’est pas seulement dans la société civile que les frères veulent être des « mineurs », mais également au cœur de l’Église. C’est dans cet amour pour l’Église institutionnelle que François se distingue infiniment d’un Pierre Valdo (1140-1205), à l’origine de la secte vaudoise ou des autres hérétiques. François ne s’érige pas en censeur ; il est trop modeste pour cela. Face à la corruption des clercs, lui et ses compagnons n’ont pas la prétention de jouer les purs et les authentiques. Les frères accueillent d’ailleurs bien vite un prêtre à leurs côtés, Silvestre. Ils reçoivent également le futur saint Antoine de Padoue (1195-1231). Ils se donnent simplement comme des « pénitents venus d’Assise ». Dans tous les écrits de François, on chercherait en vain la moindre ligne, le moindre mot exprimant une attitude de juge par rapport à l’Église et à sa hiérarchie. On y trouve, par contre, un très grand respect de l’Institution et une volonté clairement exprimée de soumission filiale, qui donne tout sens à l’idée de fraternité. Rien ne saurait mieux traduire leur attitude à l’égard de l’Église que ces lignes du Testament de François : « Le Seigneur m’a donné et me donne encore, à cause de leur caractère sacerdotal, une si grande foi aux prêtres qui vivent selon la règle de la sainte Église romaine que, même s’ils me persécutaient, c’est à eux malgré tout que je veux avoir recours. Si j’avais autant de sagesse que Salomon, et s’il m’arrivait de rencontrer de pauvres petits prêtres vivant dans le péché, je ne veux pas prêcher dans leurs paroisses s’ils m’en refusent l’autorisation. Eux et tous les autres, je veux les respecter, les aimer et les honorer comme mes seigneurs. Je ne veux pas considérer en eux le péché ; car c’est le Fils de Dieu que je discerne en eux, et si ils sont réellement mes seigneurs »[4].
B) La dimension cosmologique de la fraternité franciscaine
La fraternité humaine d’inspiration évangélique se double chez François d’une fraternité proprement cosmique. Sa fraternité avec les hommes, il la vit à l’intérieur d’une fraternité avec la Création. François ne fraternise pas seulement avec ses semblables mais également avec des créatures « inférieures » qu’il considère comme des frères ou des sœurs. Il voue à chacune d’elles, sans exception, une affection et un respect fraternels. Voilà le signe manifeste que le retour à l’Évangile de François n’a rien à avoir avec le mouvement hippie. François, qui ne diffère pas, sur ce point précis, de la plupart des hommes de son temps, à tout à fait conscience que la nature revêt un ordre, et qu’on ne peut vivre la vie la plus simple, la plus évangélique, sans s’y inscrire. Autrement dit, contrairement à nous modernes, il ne réduit pas la nature à un simple environnement. Les procès d’animaux, contemporains de François d’Assise (bien qu’ils soient pratiqués en France jusqu’au XVIIème siècle), révèlent cette même idée que toute la création, et pas seulement l’homme cartésien doué d’une conscience propre, est dotée personnalité juridique. Ainsi, François considère-t-il comme ses frères même ceux qui ne sont pas de la même espèce que lui, en tant qu’ils font partie de l’ordre de la Création. C’est l’universalisme catholique le plus emblématique du Moyen Âge. Nous sommes tous des créatures de Dieu. Certes, parmi les créatures, les hommes ont une destinée supérieure, celle des enfants de Dieu, mais ils n’en sont pas moins liés à l’ensemble de la Création, du cosmos. Cet ordre, c’est aussi celui de la société, car l’ordre social émane de celui de la Création. Or, l’ordre politique du XIIIème siècle italien est fragmenté. En apprenant à ses frères qui viennent de milieux divers (bourgeois, clercs, juristes, laboureurs) à vivre en communion avec la nature et eux-mêmes, il restaure une harmonie détruite par le goût de l’argent. C’est dans ce rôle ordonnateur que François va trouver un contrepoids assez solide à ce dernier, et opposer l’imitation amoureuse du Christ à la chrématistique. L’Évangile restaure l’ordre de la Création dans le cœur des hommes blessés, et par là l’ordre social. L’Évangile ne s’oppose pas à l’idéal de liberté affirmé par les communes italiennes dans les chartes de liberté, mais restaure au contraire cet esprit de liberté. Pour que le cœur de l’homme soit en harmonie avec sa cité et la Création toute entière. Certes les Franciscains ne sont pas à proprement parler un ordre religieux cénobitique, comme les Augustins ou les Bénédictins ; mais ils forment un ordre tout de même. En effet, il est impossible de ne pas voir dans leur fraternité un divin principe d’organisation. En dialoguant, en priant en communauté, en allant prêcher deux par deux par toute la terre, ils respectent un ordre politique, indispensable à la vie communautaire ; mais cette vie communautaire ordonnée n’est pas vue comme une vie politique impure et corrompue par rapport à la spontanéité de l’amour fraternel. Les deux communiquent. N’est-ce pas le Christ lui-même qui fonde l’ordre politique des chrétiens, lorsqu’il dit : « Là où deux ou trois seront réunis en mon nom, je serai au milieu d’eux »[5] ?