Simon Etchart (4A)
Le Christ n’est pas tendre avec la famille.
Dès son entrée dans la vie publique, il écarte radicalement la sienne en appelant Marie « Femme » plutôt que « mère », dans l’épisode des noces de Cana (Jn 2.4). Autrement dit, au moment précis où Jésus de Nazareth entame sa vie de Christ, le fils du charpentier s’efface derrière le fils de Dieu. Certes, jusque-là, les quelques épisodes de la vie de Jésus enfant que nous relatent Luc et Matthieu le présente toujours flanqué de son père et de sa mère… sauf quand il s’échappe pour rester seul au Temple, dans la « maison de [son] Père » (Lc 2.49). La même logique est à l’œuvre, et restera constante dans le message du Christ : sa mission de Messie passe toujours avant ses attaches familiales.
Qu’en est-il pour nous, qui ne sommes pas le Verbe fait chair ? Il n’en reste pas moins que nous sommes appelés à nous mettre à la suite du Christ, à prendre pour nous sa mission de conversion. Il y a une priorité radicale du devoir de conversion sur le devoir familial, qui concerne tous les hommes.
Il s’agit même d’aller au-delà d’une simple priorité. Les liens de sang n’ont aucune pertinence pour celui qui va à la suite du Christ ; et ce n’est ni l’exemple de la Sainte Famille (qui n’est en fait même pas un exemple à suivre), ni son caractère de lieu de transmission de la foi qui donnera à la famille le caractère absolu que certains voudraient lui donner.
Malgré tout, ce n’est pas dans un tête-à-tête individuel que le chrétien doit se placer. Suivant le Christ, il trouve en lui un Père nouveau, bien sûr ; mais également une multitude de frères. Et il faudra rappeler l’universalité de la Résurrection, qui appelle le croyant à voir en tout homme, et non seulement en l’Église, un frère.
La radicale priorité du devoir de conversion sur le devoir familial
La fratrie dans l’Évangile est avant tout une affaire de chamaillerie. Le lien familial est donné dès l’Ancien Testament comme difficile : Abel et Caïn s’entretuent, Joseph est vendu par ses frères[1]. De l’Évangile, on déploie deux figures de râleurs : Marthe et le frère aîné du fils prodigue. À leurs discours de nature différente, la réponse de Dieu est la même : la conversion prime toute attache familiale.
« Chemin faisant, Jésus entra dans un village. Une femme nommée Marthe le reçut. Elle avait une sœur appelée Marie qui, s’étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Quant à Marthe, elle était accaparée par les multiples occupations du service. Elle intervint et dit : “Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur m’ait laissé faire seule le service ? Dis-lui donc de m’aider.” Le Seigneur lui répondit : “Marthe, Marthe, tu te donnes du souci et tu t’agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas enlevée.” »[2]
Nous suivrons ici l’analyse d’A.-L. Zwilling[3], qui a le mérite d’aborder ce passage par la question de la relation fraternelle et de la conversion ; plutôt que par la classique – et peut-être un peu forcée – opposition entre service et contemplation. La clef de compréhension de ce passage est le verset central, celui de la plainte, ou plutôt de la demande, de Marthe à Jésus. Que dit-elle précisément ? Elle ne se plaint explicitement ni d’être débordée de travail, ni d’une supposée paresse de Marie. Sa plainte en réalité est double : d’une part, sa sœur l’a laissée seule dans une tâche qui n’incombait pas naturellement plus à l’une qu’à l’autre, c’est-à-dire de ne pas avoir respecté un certain devoir de famille, d’entraide entre sœurs. D’autre part, elle se plaint de ce que Jésus, pourtant témoin direct, n’a pas été touché de ce qu’elle vit comme une injustice. C’est de la vacuité du lien biologique qui existe entre elle et Marie dont parle Marthe ; elles sont sœurs, et pourtant elle se sent seule. Il faut voir là que l’évangéliste renforce cette impression que Marthe et Marie sont comme sur deux plans parallèles : aucune parole n’est échangée entre elle, au point que Marthe dit à Jésus de dire à Marie ; Marthe est le personnage actif de cet épisode qui se joue dans sa maison alors que Marie n’est jamais que sa sœur[4], qui ne dispose que d’un demi verset pour s’asseoir et écouter. De fait, au moins dans cet épisode, Marthe et Marie semblent n’être sœurs que par le sang ; et Marthe souffre de cette situation, d’où sa demande au Christ. On le voit, la difficulté que l’Ancien Testament pose systématiquement dans les relations familiales, et particulièrement en fratrie, n’est pas abolie ou « accomplie » dans le Nouveau Testament, mais elle demeure de toute sa force.
Etonnante réponse que fait le Christ à cette demande de Marthe : dans une interprétation matérielle, on pourrait s’attendre à ce qu’il demande à Marie d’aider sa sœur occupée ; dans notre approche relationnelle, il aurait donné une parole de réconfort à Marthe solitaire, ou un enseignement sur l’amour fraternel. Or, il semble ne pas répondre à la question, rester mystérieux. Qu’est-ce à dire, que Marie a choisi la meilleure part, la seule nécessaire ? Le service de Marie est-il donc inutile ? Et quelle est cette meilleure part ? Comme souvent, la tournure du texte de Luc invite le lecteur à s’indigner avec Marthe – comme, nous le verrons, il s’indignera avec l’aîné du fils prodigue. Il faut alors revenir en arrière, et examiner quels ont été les actes de Marie, et non ce qu’il lui est reproché par Marthe. Ainsi, il n’est jamais explicite que Marie abandonne sa sœur, qu’elle s’est assise pour éviter la corvée ; il est simplement dit que « s’étant assise, elle écoutait ». Voilà donc le seul acte qu’elle pose dans ce texte, et le Christ le rappelle dans sa réponse : elle a choisi de l’écouter, positivement. La solitude de Marthe ne peut lui être reprochée, ce n’est qu’une conséquence factuelle des choix que l’une et l’autre ont faits. De là, pour reprendre Zwilling : « Il provoque donc le débat sur le devoir. […] il suscite la réflexion : Marthe évoque un devoir, il en soutient un autre. Marthe fait appel à la relation familiale, Jésus pose l’individualité du choix, l’écoute de la parole comme la meilleure part ». Une priorité est donc établie – ou plutôt rappelée – par Jésus ; priorité de l’écoute de son enseignement, c’est-à-dire de la conversion du cœur, sur les attaches des liens familiaux.
D’ores et déjà, il convient de mesurer la radicalité de la mise en retrait de la famille face à la conversion individuelle que le Christ opère. Si l’épisode dans la maison de Marthe, du fait de son cadre très quotidien, peut sembler trivial, il faut le mettre en regard d’autres enseignements du Christ ; paroles autrement plus graves, et filant pourtant la même idée. Quand, en Mt 8.21, un homme demande à Jésus l’autorisation d’enterrer son père avant de le suivre, Jésus répond « laisse les morts ensevelir leur morts ». On retrouve la priorité de la conversion sur le devoir familial, mais dite ici dans toute sa radicalité ; même pour un devoir aussi sacré que l’enterrement de son père ; même pour un retard de conversion de quelques jours tout au plus, le Christ est prioritaire sur les considérations d’ordre familiales. Dans le même esprit, Mt 10.37 fait dire au Christ « Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi, et celui qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi ». La radicalité se fait temporelle : là où le choix de Marie et celui du disciple qui a perdu son père ne sont que des conflits ponctuels entre devoir familial et appel de conversion, l’amour d’un parent se construit dans une temporalité longue. Ce qu’on aurait pu prendre chez Marthe pour une règle de décision précise et sans grande conséquence se révèle être, au fil de la révélation, un programme au cœur de la mission du Christ.
L’épisode du fils prodigue relaté en Lc 15.11-32 est riche d’interprétations, d’autant plus qu’il est sensiblement plus long que ceux auxquels nous nous sommes intéressés jusqu’ici (12 versets là où Marthe n’en fait que 4). L’approche traditionnelle de cette parabole consiste à voir dans le discours du père un message de miséricorde inconditionnelle au converti ; mais ici c’est tout particulièrement à la colère du fils aîné fidèle (15.25-32) que nous nous intéressons. C’est là que l’on retrouve la même opposition que chez Marthe et Marie, entre la fidélité à la famille de sang que réclame Marthe et le fils aîné et la primauté de la relation à Dieu que rappelle le Christ ou le père.
On retrouve une construction du texte tout à fait similaire au conflit entre Marthe et Marie. Dans un premier temps, est mise en exergue l’absence de lien entre les deux frères : jamais ils ne se parlent, jamais même il ne se trouvent en présence l’un de l’autre dans cet épisode. Revenant des champs, le fils aîné s’arrête en entendant la musique ; et il est explicitement dit qu’il refuse d’entrer, alors que son père l’y invite. Comme si la maison de son père n’était plus la sienne, le fils aîné doit avoir l’impression que son père a commis une injustice, l’a trahi en quelques sorte au profit de son frère cadet. Quand on s’intéresse à la plainte du fils, le point d’insistance diffère quelque peu de celui de Marthe : ce n’est plus tant de l’absence de son frère dont il se plaint, que de la réaction de son père. Certes, Marthe s’indignait de ce que Jésus ne soit pas touché de sa situation ; mais c’était l’absence de sa sœur la source première de sa demande. Ici c’est précisément la réaction de la tierce personne qui indigne ; et ce n’est plus une demande mais une plainte pure qui s’échappe du fils aîné. La réponse du père surprend autant ici que chez Marthe ; mais ce n’est que la réaffirmation de la priorité de la conversion sur le devoir familial. On peut traduire ainsi la plainte du fils aîné : j’ai accompli mon devoir de fils de manière exemplaire, et lui non ; mais c’est lui que tu as récompensé. Et ainsi la réponse du père : le devoir familial n’est pas l’absolu, le seul absolu qui soit est la conversion ; et ton frère vient de se convertir.
Et la Sainte Famille, alors ?
Ces épisodes déploient dans des contextes différents la même radicalité de l’appel à la conversion, qui met en retrait tout le reste, devoir familial compris. Qu’en est-il pourtant de la Sainte Famille ? Ne faut-il pas voir là un modèle de « bonne famille » qui serait donné au croyant ? Que les liens familiaux difficiles par nature pourraient, une fois replacés dans une foi religieuse disciplinée, devenir un lieu de conversion ? Que la priorité de la conversion sur le devoir familial pourrait épargner les familles qui se seraient approchées suffisamment de cet exemple saint ; et qu’ainsi, au lieu d’être écartées, elles seraient des socles sur lesquels la conversion prendrait appui ?
Il est aisé, après les exemples que nous avons donnés ici, de saisir la contradiction qu’il existerait entre le message du Christ et une telle conception de la famille. Commençons par écarter la version la plus naïve de cet argument, qui consisterait à voir dans la famille du Christ un exemple de composition saine ; en somme, qui chercherait à faire dire à l’Évangile la supériorité d’un noyau familial replié sur le père, la mère et leurs enfants. En effet, l’étude de la société juive du temps de Jésus montre aisément que la distinction entre famille restreinte et famille étendue que nous opérons aujourd’hui dans nos sociétés occidentales n’avait alors pas pertinence.
S’il s’agit de faire de la famille un lieu de conversion, et ainsi la sauver de la mise à l’écart face à cette conversion, l’incompatibilité avec le message de Jésus n’est pas levée pour autant. Ainsi s’énoncerait le raisonnement des défenseurs de cette vision de la famille : « certes, l’appel à la conversion à la suite du Christ prime toute autre forme de devoir, y compris familial ; mais le lieu familial est précisément un lieu de conversion, de transmission de la foi des parents à l’enfant ; la famille, le devoir familial, ne passe ainsi pas tout à fait au second-plan, la famille prend sur elle un peu de cette priorité de conversion puisqu’elle y participe de front ». Deux arguments s’opposent à cette vision.
D’abord, que la famille soit un lieu de conversion ne lui confère aucune fraction de l’absolu que donne le Christ à la conversion. L’expression même de « lieu de conversion » ou de « socle de conversion » doit être interrogée ; la conversion n’est-elle pas fondamentalement un exercice par l’homme de sa liberté individuelle ? La conversion est l’acte de l’homme qui se tourne vers son Sauveur, qui va à sa suite. Les éventuels intermédiaires à ce mouvement ne sont, précisément, que des intermédiaires ; ils ne prennent sur eux ni le sacré de Dieu, ni l’absolu de son appel. Dire qu’un homme en converti un autre est assurément un raccourci de langage ; il ne peut que lui montrer son Sauveur, par les textes, les actes ou les paroles ; libre à l’autre de s’engager ou non à la suite du Christ. Pourquoi donc la famille pourrait-elle prétendre à une forme d’absolutisation de son essence ? Elle demeure, face au seul absolu qu’est Dieu, et face au seul Évangile qu’est celui de Jésus-Christ[5], un devoir comme un autre, qui est balayé par l’absolu nécessité de la foi. Preuve en est que le Christ lui-même ne cesse de remettre à leur juste place ceux qui s’appuieraient un peu trop sur la conception ancienne de la famille qu’il est venu bouleverser. À une femme qui lui crie « Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as sucés », il répond : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique. » (Lc 11, 27-28). Et pour reprendre un exemple de Jean-Pierre Rosa : Elizabeth elle-même « ne félicite pas Marie pour sa grossesse ou son rôle de future mère de famille mais bien pour sa foi et son attachement à la Parole : “Heureuse celle qui a cru à l’accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur.” (Lc 1.45) ». Il n’y a, en la famille de sang, aucune forme d’absolu ou de sacré, ni par nature, ni que lui conférerait son rôle de foyer de transmission de la foi.
Tous frères en Christ
Ainsi, la famille de sang ne trouve pas sa place dans le projet de l’Incarnation, elle doit, comme tous les autres devoirs ou structures, laisser la place première à l’appel à se mettre à la suite du Christ. Toutefois, laisser de côté les liens du sang ne laisse pas le croyant seul face à Dieu. Ainsi en Mt 10.46-50, Jésus enseignant est appelé par sa famille à l’extérieur de la maison où il se trouve ; c’est pour lui l’occasion de répondre à la question « qui est ma mère, qui sont mes frères ? » :
49 Puis, étendant la main sur ses disciples, il dit : Voici ma mère et mes frères. 50 Car, quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, celui-là est mon frère, et ma sœur, et ma mère. Ainsi est la famille que le Christ promet à celui qui le suit : d’une part, c’est lui-même qui devient notre frère ; d’autre part, étant frères du même frère, les croyants sont naturellement frères entre eux ; enfin, étant frères du Fils, nous devenons nous-mêmes, d’une certaine manière, fils du Père. Voilà l’aboutissement du message de l’Évangile sur la famille : à la famille de sang se substitue une famille en Christ.
Il faut ajouter un ultime élargissement à la fraternité en Christ. Si le Christ n’utilise le terme de « frères » que pour désigner explicitement ses disciples, rappelons-nous avec le récent article de Michel Fédou[6] pour Etudes que « [la] ligne de partage [entre l’appartenance et la non-appartenance à la communauté chrétienne] ne signifie pas, de soi, une exclusion qui serait prononcée au nom de l’universalisme chrétien […]. Elle envoie plutôt à la décision personnelle de chacun […]. Elle ne peut pas être un alibi pour ne pas aimer autrui jusqu’au bout, qu’il soit chrétien ou non… ». Le message de l’Église a un caractère essentiellement universel. Ce serait appauvrir la fraternité en Christ que de la restreindre à la communauté des croyants. Puisque l’appel à se mettre à la suite du Christ concerne tout homme, il faut que le Chrétien s’efforce de voir en chacun un frère en puissance. C’est ainsi qu’il faut entendre cette formule de Paul dans son épître aux Romains (Rm 8.29) qui décrit le Christ comme « le premier-né d’une multitude de frères ». On peut soutenir que les frères ne sont pas ici les seuls croyants, mais bien toute humanité. Pour reprendre l’analyse de Catherine Chalier[7], le message de Paul est un « comme si » d’impatience et d’espérance. Il faut pour le Chrétien faire comme si le Royaume de Dieu était déjà là, comme si nous étions déjà tous contemplant Dieu, comme si, donc, nous étions déjà tous frères. Chrétiens ou pas, la distinction éclate et la fraternité s’étend à tous.