Lise Brument (2A)
Au cours des trois premiers siècles du christianisme, le mot ecclesia est couramment utilisé pour décrire toute sorte d’assemblée, sans connotation religieuse. Selon Michel Dujarier, c’est à cette époque le nom adelphotès, qui est utilisé par les premiers chrétiens eux-mêmes pour nommer l’Église. Adelphotès signifie fraternité, au sens d’une communauté de frères[1]. Ainsi, les premiers chrétiens se nomment « frères ». Comment cela se traduit-il dans leur vie quotidienne ? Aux premiers siècles de l’Église, comment les chrétiens manifestent-ils cette volonté d’être des frères les uns pour les autres ? Tout d’abord, cette fraternité se traduit dans l’organisation formelle de la vie des premières communautés. Et puisque la fraternité est avant tout une relation interpersonnelle, elle est gravée dans les recommandations des apôtres aux nouvelles communautés qui se créent (en particulier dans les épîtres de saint Paul et de saint Pierre). Enfin, la fraternité ne se limite pas pour eux aux frontières de leur ville, et l’implication missionnaire d’une Église fraternelle est indissociable des premiers siècles du christianisme.
Une communauté organisée
Lorsqu’une nouvelle communauté est créée, elle est d’abord enseignée par les apôtres, et il s’agit de communautés de prière, c’est-à-dire de petits groupes de croyants qui se retrouvent régulièrement pour prier et partager un repas. Avec l’accroissement rapide du nombre de croyants naît rapidement la question d’organiser la communauté pour qu’elle se maintienne au départ des apôtres, qui rentrent à Jérusalem, ou vont annoncer la Bonne nouvelle dans une autre ville. Les débuts de l’Église se construisent donc à un niveau très local : une ville, autour de quelques hommes et femmes de foi. La responsabilité d’une Fraternité est remise à un « ancien » de la communauté, nommé épiscope, qui a charge d’assurer l’unité de l’Église. Ainsi, dans sa première lettre à Timothée, saint Paul présente les recommandations suivantes pour le choix de l’épiscope :
« Voici une parole digne de foi : si quelqu’un aspire à la responsabilité d’une communauté, c’est une belle tâche qu’il désire. Le responsable doit être irréprochable, époux d’une seule femme, un homme sobre, raisonnable, équilibré, accueillant, capable d’enseigner, ni buveur ni brutal mais bienveillant, ni querelleur ni cupide. Il faut qu’il dirige bien les gens de sa propre maison, qu’il obtienne de ses enfants l’obéissance et se fasse respecter. Car si quelqu’un ne sait pas diriger sa propre maison, comment pourrait-il prendre en charge une Église de Dieu ? »[2]
Si l’épiscope est institué comme un père pour sa communauté, alors ceux-ci doivent se conduire comme des véritables frères et sœurs. Les premières communautés chrétiennes ressemblent donc à de grandes familles et sont organisées comme telles.
Un lieu commun : la maison
Alors que les premières communautés demeurent très attachées – au moins pour celles fondées par saint Jacques apôtre – à la tradition juive (elles fréquentent les synagogues), elles se retrouvent bien dans les maisons de leurs membres pour la prière spécifiquement chrétienne. Selon Daniel Marguerat, la maison est le « lieu de recomposition de l’identité chrétienne »[3]. Si la maison est, dès les Évangiles, le lieu de passage de Jésus et d’annonce de la bonne nouvelle, elle est ensuite le lieu de passage des apôtres qui demeurent toujours chez ceux qui ont accueilli leur parole. La maison devient le lieu du rassemblement, le lieu de la prière et de l’enseignement, et celui de la vie communautaire et du partage des repas. La maison, est lieu d’intégration et d’accueil de tous les frères, et non pas un lieu de séparation. C’est le lieu de la communion fraternelle et du baptême. Dès le chapitre 16 des Actes des Apôtres, Lydie[4] comme le geôlier[5] de Paul et son compagnon Silas sont baptisés « avec tous ceux de [leur] maison ».
Le partage
Les premières communautés fraternelles sont des lieux de partage, dans lesquelles les membres, jeunes comme vieux, riches et pauvres, mettent en commun tous leurs biens et ne peuvent rien garder pour eux seuls :
« La multitude de ceux qui étaient devenus croyants avait un seul cœur et une seule âme ; et personne ne disait que ses biens lui appartenaient en propre, mais ils avaient tout en commun […] puis on le distribuait en fonction des besoins de chacun. Il y avait un lévite originaire de Chypre, Joseph, surnommé Barnabé par les Apôtres, ce qui se traduit : « homme du réconfort ». Il vendit un champ qu’il possédait et en apporta l’argent qu’il déposa aux pieds des Apôtres. »[6].
Ce partage de tout pour tous est au fondement de la fraternité des premiers chrétiens. Le renoncement aux biens doit être volontaire, et c’est cette volonté de tout partager qui unit les chrétiens, qui unit les frères. Car c’est le partage qui est la manifestation de la fraternité au sein des communautés. Le refus de partager est par ailleurs sévèrement réprimé : au chapitre 5 des Actes des apôtres nous est relatée la trahison d’Ananie et Saphira, un couple qui vendit sa propriété et prétendit en offrir tout le produit aux apôtres, alors qu’ils en ont gardé une partie pour eux. En découvrant leur manque d’honnêteté, Pierre leur en fait le reproche et ils en tombent morts[7]. Cet événement est raconté pour bien montrer l’importance du partage entre chrétiens.
Bien se conduire avec les frères
Les chrétiens se distinguent des anciennes communautés en ce qu’elles débordent le cadre familial, des appartenances à un peuple ou à un autre pour se regrouper en un peuple autour du Christ. L’adhésion à une communauté chrétienne n’est pas héritée par la naissance. Pourtant, dès les premiers temps de l’Église, la fraternité entre eux tous laisse des tensions latentes entre juifs et non-juifs, entre riches et pauvres, qu’il leur faut apprendre à dépasser, de façon à former un Peuple Nouveau :
« Plus de mensonge entre vous : vous vous êtes débarrassés de l’homme ancien qui était en vous et de ses façons d’agir, et vous vous êtes revêtus de l’homme nouveau qui, pour se conformer à l’image de son Créateur, se renouvelle sans cesse en vue de la pleine connaissance. Ainsi, il n’y a plus le païen et le Juif, le circoncis et l’incirconcis, il n’y a plus le barbare ou le primitif, l’esclave et l’homme libre ; mais il y a le Christ : il est tout, et en tous. Puisque vous avez été choisis par Dieu, que vous êtes sanctifiés, aimés par lui, revêtez-vous de tendresse et de compassion, de bonté, d’humilité, de douceur et de patience. Supportez-vous les uns les autres, et pardonnez-vous mutuellement si vous avez des reproches à vous faire. Le Seigneur vous a pardonné : faites de même. Par-dessus tout cela, ayez l’amour, qui est le lien le plus parfait.»[8].
C’est par leurs agissements en frères les uns pour les autres que les chrétiens rendent témoignage. Les exhortations qui leur sont faites par les apôtres visent avant toute chose à leur apprendre à vivre unis, au respect et à l’amour les uns pour les autres. Cet appel nous apprend quelque chose de l’idéal de fraternité qui unit les toutes jeunes communautés chrétiennes : ce n’est pas une fraternité théorique mais bien une réalité concrète qui se vit tous les jours. Être le frère de quelqu’un, c’est d’abord agir avec lui sans colère, en se parlant et en s’écoutant. Mais ce passage n’est pas idyllique : la fraternité ne va pas sans heurts. À ce moment, la fraternité se vit dans le pardon. Aimer son frère, ce n’est pas seulement le servir, le respecter et faire preuve de douceur envers lui ; la fraternité, c’est aussi accepter les turbulences, et tout faire pour continuer à avancer ensemble.
La correction fraternelle
La véritable fraternité ne peut pas supporter de laisser un frère s’égarer. C’est pourquoi saint Paul exhorte les fidèles des Églises à la correction fraternelle : il s’agit d’aller trouver son frère en secret pour lui montrer son erreur et le conseiller pour revenir à la vérité. Car il existe dès les premiers siècles la certitude de la dimension collective du salut. Si on est un frère pour un autre, on ne peut le laisser se perdre, ou l’on se perd soi-même. Dès le IVème siècle, les pères de l’Église s’attachent à rappeler la dimension essentielle de la correction fraternelle dans la vie d’une communauté chrétienne : ainsi saint Ambroise écrit que la correction est meilleure qu’une amitié qui se tait devant les péchés de l’autre, même si celui qui est corrigé – même avec la plus grande douceur – nourrit de l’amertume suite à cette injonction[9]. La fraternité chrétienne ne se contente pas d’accepter les autres comme ils sont, mais aussi de s’amener les uns et les autres à progresser dans l’amour de Dieu et la fidélité à des préceptes. Se dire frères ne suffit pas pour faire émerger la fraternité : l’un des modes concrets par lesquels s’exerce la fraternité, dès les premiers siècles, est donc la correction fraternelle.
Des frères ou un seul corps ?
La comparaison la plus connue que fait saint Paul de l’Église, c’est celle d’un corps[10], donc d’une entité unique d’où les individualités semblent disparaître. Pourtant, ce serait mal comprendre cette comparaison que de l’analyser ainsi : le corps forme un tout, dont tous les membres sont différents, dont tous ont leur utilité et dont aucun ne peut vivre seul. On peut ainsi y lire une invitation pour les premiers chrétiens à accepter et à respecter la diversité de leurs frères comme une richesse. Il ne s’agit pas de hiérarchiser la communauté, mais bien de montrer l’utilité et la valeur de chacun. Peut-être serait-il aller trop loin que d’analyser ce passage comme un éloge de la différence, mais du moins est-ce une reconnaissance des différences nécessaires entre les membres d’une fraternité, et de la complémentarité qui en découle.
Voilà donc une autre dimension de la vie fraternelle des premières communautés chrétiennes : les membres ne sont pas tous appelés à la même chose, aux mêmes charismes ni aux mêmes services, pourtant ils sont frères. C’est la complémentarité plus qu’une similitude qui fonde la fraternité aux origines du christianisme. La fraternité se fonde sur la différence, d’où la nécessité de ne pas rejeter les nouveaux convertis, ceux dont la proximité semble plus difficilement acquise parce qu’ils semblent avoir moins de choses en commun que les premiers disciples : ceux qui ne sont pas juifs. Il est nécessaire de rappeler que les premières communautés chrétiennes se déploient dans le monde gréco-romain, et que se pose dès les premiers temps la question d’une fraternité à nouer avec des étrangers.
La question des rites hérités du judaïsme
À l’origine, les premiers disciples sont des juifs, donc leur qualité de filles et fils de Dieu – au fondement de la fraternité chrétienne – ne pose pas de problème puisqu’ils sont du peuple élu de Dieu. Est-il alors possible pour les non-juifs d’être des frères ? Et leur faut-il observer les rites de juifs pour être membres de la Fraternité ? Alors que saint Jacques prône la circoncision pour que les païens deviennent des frères, saint Paul considère que le salut ne procède pas de l’observation de la loi :
« C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés. Alors tenez bon, ne vous mettez pas de nouveau sous le joug de l’esclavage. Moi, Paul, je vous le déclare : si vous vous faites circoncire, le Christ ne vous sera plus d’aucun secours. Je l’atteste encore une fois : tout homme qui se fait circoncire est dans l’obligation de pratiquer la loi de Moïse tout entière. Vous qui cherchez la justification par la Loi, vous vous êtes séparés du Christ, vous êtes déchus de la grâce. Nous, c’est par l’Esprit, en effet, que de la foi nous attendons la justice espérée. Car, dans le Christ Jésus, ce qui a de la valeur, ce n’est pas que l’on soit circoncis ou non, mais c’est la foi, qui agit par la charité. »[11]
La fraternité ne procède donc pas d’une loi commune mais d’une foi commune. Ce n’est pas dans l’imposition de règles que se noue la fraternité. Dès lors, les Grecs ne doivent pas adopter les rites juifs pour devenir chrétiens. À ce moment, la fraternité chrétienne se détache du peuple élu. En effet, la grande invention du christianisme, c’est une fraternité au-delà des frontières. Il ne s’agit pas de reconnaître un frère dans une quelconque ethnicité commune, au contraire des pharisiens – dénoncés par les apôtres et le Christ lui-même – qui rejetaient même les plus proches, et n’ont pas vu en les samaritains leurs frères.
Une fraternité au-delà des limites de la communauté
Jusqu’ici, il est vrai que nous nous sommes attachés à la communauté chrétienne présente dans une ville comme base de la définition de la fraternité dans l’Église des premiers siècles. Cependant, les Églises locales ne vivent pas coupées les unes des autres et elles entretiennent des relations entre elles. Les apôtres, par leur ministère missionnaire, ne demeurent pas dans une communauté, mais passent de ville en ville pour unifier les chrétiens. Il n’y a qu’à considérer le nombre d’épîtres écrites par saint Paul à diverses Églises : Romains, Corinthiens, Galates, Ephésiens, Philippiens, Colossiens, Thessaloniciens… Ils gardent le lien entre elles, et se recommandent mutuellement les uns aux autres : « Saluez-vous les uns les autres par un baiser de paix. Toutes les Églises du Christ vous saluent »[12]. La fraternité chrétienne des premiers siècles n’est pas une fraternité fermée, limitée aux plus proches, mais bien la possibilité de considérer les plus éloignés comme ses frères, sur le seul critère de l’appartenance au Christ :
« En effet, vous tous que le baptême a unis au Christ, vous avez revêtu le Christ ; il n’y a plus ni juif ni grec, il n’y a plus ni esclave ni homme libre, il n’y a plus l’homme et la femme, car tous, vous ne faites plus qu’un dans le Christ Jésus. Et si vous appartenez au Christ, vous êtes de la descendance d’Abraham : vous êtes héritiers selon la promesse. »[13]
Frères et sœurs en Christ
Le terme « les frères » désigne les croyants, les baptisés et les membres d’une Église locale. S’il s’agit bien sûr, et nous l’avons montré, d’une relation à construire entre eux. Il convient de se rappeler que le premier Frère des premiers chrétiens, c’est le Christ lui-même, frère de chacun et chacune, et source de la fraternité entre eux. L’origine de la fraternité est donc l’Esprit reçu au baptême qui les fait entrer en communion avec le Christ-Frère[14]. Ainsi, l’exemple de l’ex-esclave Onésime est l’un des marqueurs les plus forts de cette fraternité nouvelle :
« Cet Onésime (dont le nom signifie « avantageux ») a été, pour toi, inutile à un certain moment, mais il est maintenant bien utile pour toi comme pour moi. Je te le renvoie, lui qui est comme mon cœur. […] S’il a été éloigné de toi pendant quelque temps, c’est peut-être pour que tu le retrouves définitivement, non plus comme un esclave, mais, mieux qu’un esclave, comme un frère bien-aimé : il l’est vraiment pour moi, combien plus le sera-t-il pour toi, aussi bien humainement que dans le Seigneur. Si donc tu estimes que je suis en communion avec toi, accueille-le comme si c’était moi. »[15]
Ainsi donc, la fraternité nouvelle des premiers chrétiens, par leur appartenance au Christ, transcende toute condition sociale, toute identité culturelle et dépasse toute croyances antérieures des nouveaux Frères. Elle se traduit par une organisation de la vie en communauté, et le comportement des frères les uns pour les autres. Elle se fonde sur la foi seule, ouverte à tous ceux qui écoutent les apôtres et leurs envoyés et les accueillent, qui reçoivent le baptême de conversion pour prendre Dieu pour père et le Christ pour frère.