L’expérience de la fraternité, 10 mois au Guatemala avec ATD Quart-Monde

Entretien de Delphine Morzelle (4A), avec Bérengère Angot (4A)

           Entre septembre 2016 et juillet 2017, Delphine est partie en stage avec ATD Quart-Monde. La même année, j’étais en Colombie en échange à l’université. On a eu la chance d’aller se voir, de partager une part de notre aventure en Amérique latine, un peu comme deux sœurs. Son expérience, elle l’a vécue à 100% et a été façonnée par toutes les rencontres qu’elle a pu faire.

           Quelques mois plus tard, je lui rends visite, dans son studio de 12m2 cette fois, qui respire encore le Guatemala par ses tissus, photos, et autres souvenirs. Cet entretien, ou plutôt l’échange que nous avons eu, propose un retour sur son expérience de la fraternité là-bas.

 

Lors de ton arrivée à Guatemala Ciudad, comment as-tu vécu la fraternité ?

En choisissant de partir avec ATD Quart-Monde, j’ai fait le choix de donner de mon temps pendant un an, de découvrir une autre culture. En plus, l’Amérique du Sud m’avait toujours attirée.

À peine arrivée sur place, à l’aéroport, j’ai été accueillie non seulement avec des banderoles de toutes les couleurs portées par les volontaires d’ATD Quart-Monde, mais aussi par des sourires, des gens ouverts et bienveillants envers moi. Ils m’ont dit : « Je ne te connaîs pas, mais je t’accueille, c’est ta maison ici ». C’était moi l’étrangère donc c’est moi qui ai reçu leur marque de fraternité, qui ai été accueillie. Et l’accueil, c’est ce lien qui constitue le premier pas vers la fraternité.

 

Est-ce que tu pourrais me raconter un souvenir ? Une expérience où tu as vécu un moment particulier de fraternité…

J’ai vécu beaucoup de moment forts. Il y a deux personnes qui m’ont appris la fraternité : Doña Mariza et Angél.

Doña Mariza, c’est une volontaire d’ATD. C’est « la Mama » de tout le monde. Pas toute jeune, mais avec pourtant tant de force à transmettre aux jeunes ! Lorsqu’elle se rendait dans la zone 3, zone très pauvre où presque la quasi-totalité des gens vit du tri des déchets de la décharge voisine, elle appelait tous les gars « mis chicos », sans jugement de valeur. Elle m’avait aussi partagé avec confiance son histoire, elle avait vécu des choses très difficiles, un de ses fils avait fait partie d’une maras[1] et à cause de ça l’ensemble de sa famille avait vécu des discriminations. Mais, elle était présente à chacune des activités organisées par ATD Quart Monde et elle gérait l’organisation des repas pour des dizaines de personnes. Elle est pour moi un bel exemple de fraternité à toute épreuve.

Angél, lui, c’était un gars de la rue, que je voyais régulièrement car il venait tous les mercredis à ATD et fabriquait des bracelets. Il avait été enrôlé dans des maras quelques années plus tôt et avait été impliqué dans des affaires de trafic. Je le voyais donc assez souvent, mais presque dans la routine du mercredi. Une fois, il m’a confié « un jour j’ai rencontré Dieu… et Dieu sait qu’on a tous de la valeur ; mais les jeunes de la rue, eux, ne le savent pas, qu’ils ont des talents ». Et là tu te dis, c’est fort de dire ça après tout ce qu’il a vécu. En plus, par ses mots, il avait en quelque sorte su traduire ce qu’on essaie aussi de faire à travers ATD : porter un regard de confiance sur chacun et valoriser les gens par des actions concrètes.

Angél était là aussi le jour de ma despedida. À un moment il est venu vers moi et m’a dit : “Delphine, tu es ma sœur, j’aimerais qu’on fasse une prière ensemble”. Pour le coup, la fraternité est venue de lui. On a fait une magnifique prière ensemble, c’est lui qui m’a portée et j’ai réalisé par là qu’on avait tissé un lien fraternel.

Aussi, à plusieurs moments je me suis aussi re-questionnée sur ma place là-bas. J’ai donné pendant toute ces semaines, mais parfois je pensais « je n’ai pas grand-chose à leur apporter, ils savent déjà tout de la vie ». Réciproquement, ils m’ont aussi aidée à comprendre que j’avais de la valeur à leurs yeux, et j’ai beaucoup reçu.

 

Tu parlais à l’instant de ta despedida, comment tu l’as vécue ?

Ah, la « despedida », c’est la fête qu’on avait organisée avant mon départ. Je me rappelle, c’était un peu le rush pour l’organiser, mais c’était tellement important de se dire merci et au revoir. Je crois que c’est aussi quand tu pars que tu réalises la force des liens que tu as pu tisser. Ils m’ont tous dit « ici c’est chez toi, tu reviens quand tu veux ». Mais cette phrase n’avait pas le même sens qu’à mon arrivée. J’ai réalisé que oui, je m’étais vraiment sentie chez moi, grâce aux gens qui ont fait mon quotidien là-bas. J’ai régulièrement écrit des articles au long de mon année là-bas. Dans mon dernier, je raconte justement ce moment. Et finalement, si on me posait la question : « tu viens d’où ? » J’aimerais répondre, je viens de là où j’ai été aimé. Je viens donc un peu du Guatemala.

 

Mais quels ont pu aussi être tes obstacles dans ta vie sur place ?

Accepter d’être stagiaire avec ATD, c’est partager son quotidien avec les autres volontaires, tu ne les choisis pas. Il n’y avait pas de grande complicité avec tous, et la vie avec mes colocataires volontaires a été parfois été pesante. La fraternité, je l’ai aussi vécue dans les tensions. Chacun a aussi son caractère, mais on a cohabité ensemble et dépassé ça pour faire grandir des projets comme ATD. Dans le fond, on ne choisit pas non plus ses frères et sœurs, on prend l’autre comme il est.

 

Et quelle différence ferais-tu alors entre fraternité et amitié ?

La frontière n’est pas évidente… je dirais que la fraternité a nécessairement besoin d’amitié, ou en tout cas d’aller vers l’autre. Mais qu’il y a quelque chose de plus dans la fraternité. C’est de partager une part de ta vie, la maison, le quotidien, les difficultés.

 

La fraternité apparaît, à travers ton expérience, s’incarner vraiment dans la relation avec l’autre. Celle-ci est-elle clef selon toi pour faire société, au-delà de s’inscrire dans une devise nationale ?

Faire société, c’est créer du lien entre les gens, à l’échelle d’une rue, d’un quartier, d’une ville… Or le problème c’est que la pauvreté exclut. Justement, renouer un lien de confiance avec ces populations qui n’ont plus confiance dans les assos qui viennent et les marginalisent, ça commence par une démarche de fraternité. De ce côté, comme ATD agit depuis 1979, on arrive à recréer cela avec la confiance des habitants. Il faut être patient. Une fois que la confiance est renouée, parce qu’on est allé voir l’autre en prenant un thé avec lui par exemple, alors on peut commencer à faire société dans un sens très politique du terme. C’est-à-dire faire participer chacun à la vie de la cité. Le défi aussi qu’on a au Guatemala, c’est d’amener les jeunes de l’Université à rencontrer des jeunes de “nos” quartiers. On a essayé avec des événements de les convier, mais ça n’a pas vraiment pris. Mais on se disait avec Glenda, une jeune étudiante et qui s’engage aussi dans les actions d’ATD, “même si ça prend du temps, il faut persévérer si on veut que ça change”.

 

Une brève histoire d’ATD Quart-Monde…

           L’association ATD (Agir Tous pour la Dignité) Quart Monde est une association internationale, née en France dans le bidonville de Noisy le Grand, fondée par le père Joseph Wresinski. Elle est installée au Guatemala depuis 1979. Son combat est celui de la lutte contre la misère et la très grande pauvreté.

            Celle-ci rassemble des volontaires permanents (internationaux qui s’engagent à plein temps auprès des plus pauvres), des alliés (bénévoles ponctuels) et des militants (des personnes investies dans l’association qui vivent elles-mêmes des situations de très grande précarité).

           Issu lui-même d’un milieu très pauvre, le père Joseph Wresinski a très tôt eu l’intuition que ce dont avait d’abord besoin les populations les plus pauvres, ce n’était pas de choses matérielles mais d’une reconnaissance de leur dignité. Partant de cette conviction, ATD Quart Monde affirme qu’on ne peut se battre contre ce fléau sans la participation active des plus pauvres. Celle-ci suppose d’ouvrir des espaces de paroles et d’échange où les personnes vivant des situations de très grande précarité peuvent s’exprimer, et partager leur profonde connaissance de la pauvreté avec d’autres acteurs (professeurs, médecins, étudiants, chercheurs…). C’est ce qu’on appelle le « croisement des savoirs » et il est à la base de la philosophie d’ATD Quart Monde.

            Concrètement, le mouvement Quart Monde permet cette participation des plus pauvres à la vie de la cité en organisant diverses activités : bibliothèques de rue, visites dans les quartiers, rencontres de familles (appelées rencontres du savoir au Guatemala ou Universités populaires en France), atelier de créations artisanales, club de lecture… ATD Quart Monde a aussi un rôle politique en ce qu’elle porte la voix des plus pauvres dans différentes instances internationales. Ainsi, ATD est un observateur à l’ONU et est à l’initiative de projets de loi ou d’expériences telles que « Territoires zéro chômeurs de longue durée » en France. Au Guatemala, il y a une dizaine d’années, c’est grâce à l’action conjointe des membres d’ATD que la gratuité de l’école publique a été reconnue.


[1] Gangs armés urbains (essentiellement de jeunes) vivant du trafic et s’affrontant entre eux.

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