Jean-Baptiste Caridroit
Le texte est long – du chapitre 37 au chapitre 50 de la Genèse, le texte est révoltant – pourquoi Jacob s’entête-t-il à préférer Joseph par rapport aux autres fils ? , le texte est l’histoire célèbre d’une famille particulière – cette destruction/ reconstruction est-elle vraiment un modèle ?
Pour aider à approcher ce passage, voici un compte-rendu de lecture. De l’expérience de lecture, certains thèmes ont pu apparaître et éclairent l’enjeu de la fraternité.
Lire (la Bible), c’est une expérience. Pour le dire avec Paul Ricœur, « comprendre, c’est se comprendre devant le texte, non point imposer au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste »[1]. Pour le dire avec le bibliste André Wénin qui a guidé notre lecture, « En proposant une réponse sous une forme narrative qui ne cadenasse jamais le sens, le récit invite le lecteur à entrer en dialogue avec lui pour penser son existence »[2]. Pour le dire en d’autres mots, on s’identifie rapidement à l’un ou l’autre des membres de cette famille impossible. Lire (la Bible), c’est une (sacrée) expérience.
Suivre le récit de Joseph, c’est suivre avec patience cette expérience. Comme le remarque le bibliste Luis Alonso Schökel[3], l’histoire de Joseph est un « art narratif », une « narration novellistique » qui forme un tout et déploie son unité dramatique en suscitant tensions et émotions chez le lecteur. Les frères vont-ils (enfin) reconnaître Joseph ? Joseph va-t-il se venger d’avoir été vendu ? Puisque cet article n’est qu’un compte rendu de lecture et non une méditation sur un passage précis, résumons schématiquement ici l’histoire :
- Chapitre 37: Joseph, né de Rachel, est le fils préféré de Jacob qui lui offre une tunique d’apparat. Joseph raconte deux rêves où il voit des gerbes de blé puis toutes les étoiles se prosterner devant la sienne. Suivant une idée de ses onze demi-frères (dont Juda), nés de Léa, Joseph est vendu comme esclave en Égypte. Les frères le font passer pour mort auprès de leur père Jacob.
- Chapitre 38 & 39: Juda et Joseph font, cahin-caha, leur vie. Juda est piégé par sa belle-fille, Tamar, pour lui donner une descendance. Joseph piégé par la femme de son maitre et est jeté en prison.
- Chapitre 40 & 41: Joseph interprète les rêves d’officiers de Pharaon puis de Pharaon. Ayant protégé l’Égypte de la famine, il est fait vice-roi et fonde sa famille.
- Chapitre 42 à 44: Plusieurs rencontres de Joseph avec ses frères venus acheter du blé. Joseph n’est pas reconnu. Il garde alors en otage Simon, en exigeant que son autre frère Benjamin (dernier fils de Rachel et autre préféré de Jacob) soit amené. Lorsqu’il vient, Benjamin est accusé de vol et Juda s’offre à Joseph à la place de son frère.
- Chapitre 45 à 49: Joseph se fait reconnaître et fait venir toute la famille de Jacob (appelé Israël depuis Gn 32,28) en Égypte. Jacob bénit sa famille et meurt.
- Chapitre 50: Après l’enterrement de Jacob, un vrai pardon mutuel est échangé et Joseph meurt.
Comment devenir frères ? C’est l’enjeu principal du texte. La fraternité ne se décrète pas pour tout de suite, il faut du temps. Wénin remarque dans sa lecture approfondie du récit que « la première histoire de frères dans la Bible est l’histoire d’un aîné qui ne devient jamais frère : si Caïn a un frère, en effet (Gn 4,2), il n’est jamais dit ‘frère’ d’Abel »[4]. On peut avoir un frère, mais on devient frères. À première vue, la relation de frère (sœur) dans une famille est problématique. C’est l’exemple d’une relation non choisie, reçue autour des parents. Wénin explicite : « L’ainé qui voit naître un frère est confronté à la difficulté de devoir partager avec lui son espace, son temps, et surtout l’amour de sa mère »[5]. Sur cette problématique de trouver sa place, la fraternité est un devenir, c’est une relation en construction. Après le fratricide d’Abel par Caïn (Gn 4, 1-16), après l’expulsion de Ismaël pour faire la place à Isaac (Gn 21), après le piège de Jacob volant à Ésaü la bénédiction paternelle (Gn 28), la fraternité est devenue un projet urgent de la Genèse. Ricoeur le formule ainsi « le fratricide, le meurtre d’Abel […] fait de la fraternité elle-même un projet éthique et non plus une simple donnée de la nature »[6].
Et Dieu dans tout cela ? Le texte biblique est transmission, c’est la foi du rédacteur qui s’adresse à la foi du lecteur par le récit[7]. La foi du rédacteur transmet un récit et nous laisse nous en saisir. Dans le récit de Joseph, Dieu ne se présente pas en théorie, Dieu « se montre dans le relatif de l’Histoire »[8]. Pourquoi n’arrange-il pas les choses ? Le rédacteur s’efface littérairement derrière les évènements mis en scène et garantit la liberté des humains. Ce que présente l’histoire de Joseph, c’est de voir comment Dieu accompagne la maturation humaine, suggère des issues face au mal et se tient avec le malheureux. Joseph lui-même ose une interprétation de sa propre histoire (45, 7) mais que le narrateur ne confirme pas. C’est cette lecture par thèmes d’interprétation que nous allons désormais risquer.
Lire (la Bible), c’est une expérience (sacrée). Nous espérons que cette grille personnelle invite le lecteur à relire ensuite soi-même l’histoire de Joseph et ses frères, d’y faire sa propre expérience.
La figure du père commun
Tout d’abord, tous ont le même père. Le texte commence ainsi « Voici l’histoire de Jacob » (37, 1). Tous ont le même métier hérité du père, berger, alors que Schökel remarque qu’Esaü (frère de Jacob) était chasseur. Suivons, au long du texte, cette figure problématique du père. Tous ont le même père mais les fils doivent naître à eux-mêmes, s’affranchir en quelque sorte de cette hérédité.
Tous ont le même père mais lui en préfère un. Parmi ses fils, « Israël aimait Joseph plus que tous ses autres enfants, car il était le fils de sa vieillesse, et il lui fit une tunique ornée. » (37,3) Joseph est mis à part. Cintré dans cette exclusivité voyante, il en joue. Il rapporte des racontars (« Maman, il m’a dit ça… »), il raconte (deux fois) des rêves de domination. La famille est divisée. Les frères s’en vont seuls aux champs.
Tous ont le même père mais le mal est commis. Peut-être sentant la division, Jacob désire que Joseph ramène une parole de paix – « shalom », (cf troisième axe) – de « ses frères » (37,14). Mais la tunique et les rêves sont les provocations de trop et Juda propose, non de le tuer, mais de le vendre. Tous ont le même père, nul n’est exclusivement responsable du mal mais chacun est, à l’image de Jacob avec ses vêtements, déchiré et isolé. Si on comprend l’affection de Jacob, si l’on comprend le positionnement délicat de Joseph et si l’on comprend la jalousie des frères, tout le monde souffre dans son coin. André Wénin note justement : « le méchant est un malheureux qui agit comme s’il allait se libérer de son malheur en le faisant porter à autrui ». Jacob reporte sur Joseph l’absence de Rachel. Les frères reportent sur Joseph leur manque d’affection paternelle. Et Joseph disparait. « L’enfant n’est plus là ! » (37, 30). La tunique du « bouc émissaire » sacrifiée, le cercle familial peut-il se reconstituer ? « Non, c’est en deuil que je veux descendre au shéol auprès de mon fils » (37,35) dit Jacob. Tous ont le même père mais le mal est commis.
Juda devient à son tour père, faisons le détour. Dans le chapitre 38, le narrateur propose de suivre comment Juda constitue sa famille. Il la conduit à coup d’ordres « Juda prit une femme pour son fils », « Alors Juda dit à Onân : Va vers la femme », « Alors Juda dit à sa belle-fille Tamar : Retourne comme veuve… ». Il dispose de la vie des autres. Mais la vie lui échappe. Ses deux premiers fils meurent, il retient aveuglement son dernier. Finalement, Tamar, en se voilant comme une prostituée, ruse pour faire émerger la vie et Juda reconnaît ses responsabilités. Juda devient à son tour père.
Tous ont le même père mais celui-ci cristallise l’impasse. À la fin du chapitre 42, lorsque Joseph retient en otage Siméon en demandant que Benjamin vienne en Égypte, Jacob se replie à nouveau sur soi « Mon fils ne descendra pas avec vous » (42,38). Joseph a reporté son exclusivité sur Benjamin, second fils de Rachel. En réponse, c’est Juda, depuis son expérience avec Tamar, qui clarifie l’alternative de vie « Si tu es prêt à laisser notre frère avec nous, nous descendrons et t’achèterons des vivres » (43,3). Jacob apprend de son fils ce qu’être père veut dire. Alors Jacob n’étouffe pas la vie et laisse partir Benjamin. Alors Jacob est de nouveau mentionné comme « Israël », nom donné par Dieu. Tous ont le même père et celui-ci n’étouffe plus la vie.
Mais quand ce père vient à mourir, la fraternité reste-t-elle ? La figure du père, si commune et si juste soit elle lorsqu’elle ne retient pas la vie, ne suffit pas. Le récit de Joseph est à lire jusqu’au dernier chapitre « Voyant que leur père était mort, les frères de Joseph se dirent : “Si Joseph allait nous traiter en ennemis…?” » (50,15). D’autres éléments de fraternité sont à mettre en place.
Le temps et le pain quotidien
Outre la figure commune du père, la fraternité se dit dans le récit à travers la répétition et plus particulièrement à travers la répétition d’un repas partagé. Dans ces moments de rien, autour d’un pain quotidien, la fraternité mûrit.
Du pain quotidien, Joseph est d’abord exclu. « Il se saisirent de lui et le jetèrent dans la citerne […] Puis ils s’assirent pour manger. » (37,25). En Égypte, Joseph prévient la famine en interprétant le songe puis établissant des réserves. Lorsque le fléau survient, le refrain scande trois fois ce mot de famine. Et « de toute la terre on vint en Égypte pour acheter du grain à Joseph » (41, 57). Tout est prêt pour les retrouvailles. Trois fois les frères affamés (de fraternité ?) viendront rencontrer Joseph.
Du pain quotidien, il faut alors en éprouver la répétition. Tenus par la faim, trois voyages sont nécessaires pour que la famille se reconstitue. Les déroulements sont parallèles – entrevue, intrigue, dénouement. Le rythme de narration est lent, alourdis par les dialogues de sourd (cf. troisième axe). Le temps est un précieux allié. Vingt ans se sont écoulés depuis la séparation, le temps est un allié.
Le pain quotidien est partagé. Dans cette famille, beaucoup de moments doivent être vécus ensemble ou de façon similaire. Ainsi, les frères sont d’abord faits prisonniers (comme lui), puis ils sont contraints par Joseph à rentrer chez leur père avec une nouvelle disparition, sans Siméon otage. Ce test est central dans le récit. En effet, en exigeant qu’ils amènent Benjamin, Joseph amène ses frères à (é)prouver leur solidarité avec l’otage, leur solidarité avec le nouveau préféré et leur solidarité face à l’affection démesurée de Jacob. Ce test est central dans le récit. Il force à clarifier et éprouver les liens, par la force du pain partagé. Dans le pain partagé, la convoitise trouve une limite. Sans juste limite, la convoitise efface la différence de l’autre. Sans cette limite du pain, de la faim, les frères ne revenaient pas. « Lorsqu’ils eurent achevés de manger le grain qu’ils avaient apporté d’Égypte… » (43,1). Sans la faim, Benjamin restait avec son père, Siméon restait en otage, les frères restaient dans leur mensonges, Joseph restait méconnu. Finalement, lorsque les frères reviennent, avec Benjamin pour la deuxième rencontre, Joseph les invite à un repas (43,26). La fratrie est réunie. Le pain quotidien est partagé.
Pourtant, malgré les signes que Joseph adresse au cours de ce repas, ses frères ne le reconnaissent pas. « Ils étaient placés en face de lui, chacun à son rang, de l’aîné au plus jeune, et nos gens se regardaient avec étonnement » (43,33). Pour être qualifiés de ‘frères’, et non de ‘gens’, il faut, semble-t-il, un dernier élément d’interprétation.
La parole de paix
Au chapitre 37, Joseph rejoignant ses frères était chargé de rapporter à son père des nouvelles de paix – shalom. « Un homme le rencontra errant dans la campagne et cet homme lui demanda : ‘Que cherches-tu ?’ Il répondit : ‘Je cherche mes frères’ » (37, 15). Dieu aide à préciser, à formuler le désir de Joseph. Faire sien et explicite le désir de fraternité. Retraçons ici encore un parcours thématique de la parole.
La parole est initialement faussée. Les comploteurs suggèrent : « nous dirons qu’une bête féroce l’a dévoré » (37, 20). Joseph fait l’expérience à nouveau de cette parole faussée lorsque la femme de son maître l’accuse de sa propre convoitise (39,17). La sagesse de Joseph est alors de garder le silence, de ne pas répondre à l’escalade du mal. Dans le temps, dans la constance, par les signes des songes et parce que « Dieu donne l’interprétation » (40,8), l’innocent malheureux peut voir des issues s’ouvrirent.
La parole vraie naît de la nudité. André Wénin estime que la pression constante du seigneur égyptien est une pédagogie pour amener les frères à faire la vérité -nue- sur eux-mêmes. Reprenons succinctement cette pédagogie dans ces grandes étapes.
Puisqu’ils ne peuvent reconnaître Joseph, celui-ci va amener ses frères par accusation successives à n’avoir finalement que la vérité -nue- pour se défendre. D’un dialogue impossible initialement (« incapable de parler en paix » 37, 3), Joseph retrouve les autres avec des paroles dures (42,7) et les accuse d’être des espions. Les frères se défendent en arguant n’être non des espions mais des frères. De cette réponse, Joseph forge son test de fraternité déjà évoqué « Si vous êtes sincères, que l’un de vos frères reste détenu dans votre prison […] vous me ramènerez votre plus jeune frère : ainsi vos paroles seront vérifiées. » (42,19).
En les laissant partir, Joseph fait mettre dans leur sac une somme d’argent. Cette ‘dette’ symbolise la parole vraie qu’ils doivent encore. (42,25). Par la suite, c’est la parole donnée de Juda qui va engager Jacob à laisser partir Benjamin, En se portant garant de son frère, Juda porte une parole de confiance (43,3). Après le second voyage et suite au repas silencieux, Joseph renouvelle le stratagème de la dette en mettant une coupe dans le sac de Benjamin (44,1). Dépouillés et accusés, solidaires, les frères reviennent plaider leur cause et Juda se fait porte-parole de leur innocence ainsi que de sa parole donnée. La supplique de Juda témoigne de son affection pour son père et pour Benjamin. Elle est le dénouement dramatique du récit. Elle est l’instant de vérité En dépit de la préférence scandaleuse, Juda s’offre à la place de Benjamin. (44, 18-34) André Wénin conclut : « en osant la vérité pour épargner à un innocent le châtiment injuste qui le menace, un coupable (Juda avait eu l’idée de vendre Joseph) peut inverser le cours des choses ». Laissant s’exprimer son émotion, Joseph, s’approche, répudie les traducteurs, et se fait connaître.
Cependant, la parole de paix est mutuelle. Après tout ce processus où les frères ont été amenés à éprouver et formuler leur fraternité, Joseph peut oser une interprétation : « ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, c’est Dieu » (45,8). Toutefois cette vision semble encore fragile. La paix n’est pas encore acquise. Nous l’avons dit, les frères craignent encore une vengeance à la mort de leur père. En s’appropriant l’interprétation, Joseph a occulté la faute et n’a pas laissé d’espace à ses frères pour nommer celle-ci. Wénin cite ces beaux mots de Beauchamp : « à quoi bon un pardonneur qui ne ferait qu’écraser l’offenseur sous son image de juste ? […] Le pardon est beaucoup plus qu’un acquittement et une absolution. Il est une guérison mutuelle de l’offenseur et de l’offensé »[9]. C’est pourquoi au chapitre 50, les frères « envoient dire » à Joseph. Pour la première fois, il demande clairement pardon et qualifie de faute ce qui avait été occulté par Joseph. La parole de paix est mutuelle.
La parole de paix est, enfin, service. Dans l’ultime et magnifique scène, les frères se jettent aux pieds de Joseph et se propose en esclaves. Est-ce l’accomplissement de la domination des songes du début ? Joseph peut préciser sa place. « Vais-je me substituer à Dieu ? Le mal que vous aviez dessein de me faire, le dessein de Dieu l’a tourné en bien […] Ne craignez point : c’est moi qui vous entretiendrai » (50, 20). Non pas domination, mais service. La gerbe de blé de Joseph donne à manger à sa famille. La parole de paix ‘Ne craignez pas point’, est service.
En définitive, pour que le mal ait pu être effacé, il a fallu suivre dans le temps long un « tracé qui repasse sur celui du mal »[10], qui revisite et donne l’occasion finale de pardonner. Après la destruction de la fraternité, un long processus a été suivi par-delà la figure étouffante de Jacob, pour reconstruire et mûrir une réconciliation, en pain et en parole.
Lire la Bible, suivre Joseph : comment devenir frères ? Trois thèmes de lecture parmi d’autres : la figure du père commun, le pain quotidien partagé dans le temps et la parole de paix. Chacun est invité à lire cette histoire, à y relire sa propre expérience de fraternité.