Benoît Debiard
La grande histoire de Cîteaux commence par des frères. Des frères dans la foi, qui décidèrent de fonder un nouveau monastère, en 1098, dans un lieu reculé et hostile (du moins c’est ce qu’ils diront), loin des bruits du monde et des bavardages des cloîtres clunisiens[1]. C’est de nouveau des frères, de chair ceux-ci, qui viendront donner à cet ordre marginal toute sa vigueur ; nous sommes en 1112, saint Bernard (†1153) entre à Cîteaux avec une trentaine de membres de sa parenté. Dès lors, dans l’occident chrétien, fleurissent partout de nouveaux genres de monastères où de jeunes gens, souvent issus de l’aristocratie, décident de vivre dans la pauvreté, l’austérité, la méditation, le silence et la vie fraternelle. Nous ne ferons pas ici une histoire romantique du développement de l’ordre cistercien. Comme toute histoire, elle ne fut pas sans heurts, sans problèmes de fond. Néanmoins, l’idéal cistercien, cet idéal d’un monachisme pur, de retour aux sources, a profondément marqué l’Église, particulièrement au XIIème siècle, et nous offre, dans la permanence de son histoire, un objet passionnant pour penser la fraternité aujourd’hui.
Dans son introduction à La Faiblesse de croire, Luce Giard décrit Michel de Certeau, jésuite, grand penseur du XXème siècle, comme étant profondément marqué par deux dimensions, elles-mêmes interdépendantes, le mystique et le politique : « Chez lui, le mystique s’articulait au politique, ensemble ils nourrissaient un feu central »[2]. Le mystique renvoie alors à un geste fondamental, comme Michel de Certeau l’écrit lui-même : « est mystique celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela »[3]. Si le geste mystique par essence est alors celui de partir, pour la rencontre avec l’Autre — qui est aussi soi, cette expérience de l’indicible ne peut pourtant se vivre sans pratique communautaire, c’est le politique.
Reprenant à notre compte ces catégories et, revenant ainsi aux cisterciens, nous adopterons donc la démarche de penser la fraternité cistercienne comme mystique et politique, ce qui est peut-être in fine, le sens même de la croix. La fraternité nous apparaît alors comme le point de rencontre entre deux aspirations : personnelle et communautaire, comme le point sensible où se joue la simplicité et le tragique d’une vie humaine ;l’union désirée à Dieu et l’enfer des autres (pour paraphraser Sartre). Les cisterciens tenteront de résoudre cette équation par l’insistance primordiale donnée à la charité.
Le geste de partir : la stabilité
Ce qui suit risque d’apparaître comme paradoxal. Si dans le geste de partir, nous reconnaissons dès lors l’essence de l’acte mystique, les cisterciens font cependant vœu de stabilité. Sans être véritablement cloîtrés, ils restent attachés à un monastère durant toute leur vie religieuse. Pour de nouvelles fondations ou pour divers besoins, ils peuvent néanmoins, sur ordre de leur abbé, s’implanter dans un autre monastère et y prononcer une nouvelle stabilité. Dans les grandes lignes, la vie monacale n’est par essence pas une vie de route. De quoi ce geste est-il alors le signe, puisque les moines ne sont pas de grands voyageurs ?
Aussi déroutant et problématique que cela puisse paraître, c’est d’abord le signe d’une fuite. La fuite du monde[4]. On aurait tort, dans le but d’actualiser les ambitions monastiques, de négliger l’importance de la dimension polémique du geste existentiel d’entrer au monastère. Le monachisme s’est construit, et c’est dans ses racines, dans un refus du monde, des lois du monde, du prince du monde . Les premiers moines anachorètes sont partis au désert, en Égypte, pour vivre une vie pure et authentique dans une ascèse extrême, afin de mener un combat visant à vaincre la chair. Cette tradition orientale a été rapportée en occident par Jean Cassien (IVème – Vème siècle), qui a fortement influencé saint Benoît dans l’écriture de sa règle. Pointant certains excès des pratiques clunisiennes, les cisterciens au XIIème siècle ont insisté sur un respect intégral à la règle monastique de Benoît : prière, lectio divina, travail. Les topoi des textes cisterciens insistent sur la douceur et l’authenticité de la vie dans les forêts, contre Babylone et les plaisirs urbains[5]. La vie bucolique, vécue ou fantasmée, devient le lieu d’élaboration d’une véritable « école de l’amour » selon l’expression de Jean Leclercq, là où le monachisme bénédictin n’aurait été qu’une école du service de Dieu[6]. Cet amour est celui de l’âme pour son bien-aimé, et n’exclut pas pour autant les affections humaines ; au contraire, elle tient les deux.
Une mystique de la charité
Les cisterciens ont beaucoup écrit sur l’amour. À l’époque où fleurit dans l’univers profane la poésie courtoise, fondée sur les légendes arthuriennes, les cisterciens puisent dans les Ecritures pour élaborer leur doctrine de l’amour. Ainsi, Bernard de Clairvaux écrit un Traité sur l’amour de Dieu[7], Guillaume de Saint-Thierry (†1148), théologien et disciple de Bernard, un Traité sur la nature et la dignité de l’amour[8], ou encore Aelred de Rievaulx (†1167) : Le Miroir de la charité[9]. Par ailleurs, Bernard de Clairvaux donne de nombreux sermons sur le Cantique des Cantiques, qu’il lit comme l’union de l’âme (la bien-aimée) à Dieu (son bien-aimé) dans l’extase. La rumination des Écritures devient le socle de l’expérience mystique. L’un des enjeux de cette théologie spirituelle réside dans l’indicibilité de l’expérience, et la nécessité de sa communication. Le mystique rend compte de sa dilection, de l’insatiabilité du désir de son âme qui, jusqu’à un certain point a approché l’extase, et se doit de revenir aux réalités concrètes pour communiquer à ses frères l’amour de Dieu et les affermir dans leurs prières.
La théologie spirituelle des cisterciens n’est donc pas une exclusion des réalités incarnées au profit d’une conception gazeuse de l’union de l’âme à Dieu, atteignable seulement par certains mystiques. L’amour de Dieu prend des chemins humains. Ceux de l’écriture et de l’érotique du Cantique des Cantiques, ceux aussi des relations interpersonnelles. Comme l’écrit un moine : « les auteurs cisterciens n’ont jamais considéré comme opposés l’amour pour les êtres humains et l’amour pour Dieu, mais ils ont réussi à sublimer le premier dans le second »[10]. Ainsi la fraternité, et plus encore l’amitié, se vivent comme le signe de l’amour de Dieu, et comme l’étape d’un chemin ascensionnel des âmes vers Dieu. À ce sujet, Aelred écrit un traité très beau, L’Amitié spirituelle[11], dans lequel il fait l’apologie de l’amitié chrétienne, comme la forme la plus haute de charité. Il encourage les moines à se tenir la main quand ils se rendent aux offices, ou même à s’embrasser, suivant le verset du Cantique « Qu’il me baise des baisers de sa bouche » (Ct, 1, 2).
Ces pratiques nous sembleraient aujourd’hui étranges, suspectes. Sans doute viennent-elles faire naître dans nos mentalités bourgeoises un soupçon et un malaise contre la chair ? Elles avaient heureusement au XIIe siècle toute leur place. D’abord parce que la tradition cistercienne, suivant les intuitions de saint Bernard et sa dévotion à la Nativité, au Verbe fait chair (Jn, 1, 14), a contemplé le mystère de l’Incarnation ; aussi parce qu’elle a élaboré, avant la grande scolastique, les possibilités d’union du corps et de l’âme. C’est notamment la puissance affective qui, chez les cisterciens et tout spécialement Aelred de Rievaulx, est considérée comme le moteur de l’âme, et qu’il convient d’ordonner à bon escient plutôt que d’annihiler, comme auraient pu le penser les stoïciens[12]. L’affect n’est ainsi plus ontologiquement mauvais ; bien ordonné, il met en mouvement l’âme et ses désirs dans la quête de l’absolu, qui passe par les sens et la vie affective des hommes. C’est donc une fraternité incarnée et chaste que propose la vie cistercienne et qui se déploie, tout au long de la vie du moine, dans la perspective du retour à l’Un, par la divinisation de l’homme à la recherche de la ressemblance perdue[13].
Politique de la charité
Nous avons vu combien mystique et politique était intrinsèquement liées dans la tradition cistercienne. Ainsi, une mystique de la charité, est nécessairement politique, en tant que l’union à Dieu prend les chemins de l’union des hommes. Malgré tout, il convient ici de considérer les conditions historiques de la mise en place d’une politique de la charité.
Bien que la littérature monastique fournisse assez d’exemples d’autosatisfaction sur l’excellence de la vie monastique, la douceur du « paradis claustral », le mépris de la grande prostituée Babylone etc., les moines n’étaient pas coupés du monde. Au contraire, les nombreuses correspondances, celles d’Adam de Perseigne (†1221)[14] par exemple, l’intensité apostolique de Bernard de Clairvaux dans son siècle ou bien le travail diplomatique d’Aelred de Rievaulx mené en Angleterre dans un contexte trouble[15], nous montre à quel point les pères cisterciens étaient engagés dans leur temps et dans l’histoire. Ainsi, saint Bernard prêche la croisade, donne ses conseils aux princes et aux évêques (même au pape !), peste contre le clergé corrompu, fait condamner Abélard. On voit ici toute la fougue du réformateur, persuadé qu’il faille évangéliser radicalement les structures et dont la volonté de réveiller la chrétienté n’a parfois pas le souci des dommages collatéraux. La pratique politique d’Aelred sera plus douce. En Angleterre, il oeuvre à la réalisation de la paix, à la fin des guerres intestines entre Etienne de Blois et Henri II Plantagenêt, à la réconciliation des anglo-saxons et des normands. La fraternité se fait politiquement, et elle est toujours à refaire : Aelred meurt en 1167 et en 1170, l’archevêque de Cantorbéry, Thomas Beckett est assassiné par les partisans d’Henri II…
Dans les monastères, malgré l’austérité très critiquée de la nouvelle vie cistercienne, l’abbé se fait pasteur de ses brebis, consolateur des affligés. Dans son oraison pastorale, Aelred, abbé de Rievaulx, implore le Seigneur de lui donner la sagesse pour guider ses frères et de pardonner ses faiblesses de berger :
« Apprends-moi donc, Seigneur, a? moi ton serviteur, je t’en prie, apprends-moi par ton Esprit Saint comment me dépenser pour eux et comment me livrer entièrement pour eux. Donne-moi, Seigneur, par ton ineffable grâce, de supporter avec patience leurs infirmités, d’y compatir avec tendresse, d’y subvenir avec discrétion. Que j’apprenne a? l’école de ton Esprit a? consoler les affligés, a? conforter les timides, a? relever ceux qui sont tombés, a? partager la faiblesse de ceux qui sont faibles, la souffrance de ceux qui sont meurtris (2 Co 11, 29), a? me faire tout a? tous afin de les gagner tous (1 Co 9, 19 et 22). Mets en ma bouche une parole vraie, droite, qui sonne juste, une parole qui les édifie dans la foi, l’espérance et la charité, dans la chasteté et l’humilité, la patience et l’obéissance, la ferveur de l’esprit et le don de soi . »[16]
Dans ses lettres, Bernard de Clairvaux réconforte les moines victimes d’acédie, la dépression monastique. La fraternité, pour qu’elle soit vraiment fraternelle, nécessite une correction douce et sincère, qui est l’expression de la paternité de l’abbé. En ce sens, une des vertus première du moine est l’obéissance à son abbé ; mais comme nous l’avons vu, un abbé comme Aelred témoigne d’une remise en question de sa propre autorité et d’un abandon de celle-ci en Dieu.
La mystique cistercienne ne fait pas l’économie des chemins du monde. Les hommes qui vouent leur vie à Dieu dans les cloîtres sont des êtres de chair, pécheurs, imparfaits. Ils tentent de concilier une expérience véritable de Dieu avec une vie de communauté. Leurs erreurs et leurs errements (comment ne pas être interloqué par l’intransigeance de Bernard de Clairvaux face à Abélard ?) n’entament pas le désir véritable de faire vivre ensemble amour de Dieu et amour des hommes. Si leur style de vie radical peut enthousiasmer les plus excités, nostalgiques d’une société médiévale organique, ils demeurent pour nous les témoins d’une possibilité fraternelle contextualisée, toujours à reprendre et à relire selon le discernement. « La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait sien ce qui lui appartenait, mais entre eux tout était commun » (Ac, 4, 32).